« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
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Blé Pacôme, fabricant de cercueils : ‘’Ivosep nous crée trop de problèmes’’

Comment se porte le secteur de la fabrication de cercueil ?
Il faut dire que les gens meurent chaque jour. Nous-mêmes qui sommes dans le secteur nous perdons des parents. Si on dit que ça ne marche pas, ce n’est pas vrai ! Parce que chaque jour, on nous sollicite pour la fabrication de cercueils. Nous avons des contacts avec des hautes autorités. Ceux-là ont compris que nous sommes importants. Le boulot, ça marche bien!

Comment êtes-vous arrivé dans ce métier ?
Il faut dire que cela fait douze (12) ans que je suis dans ce métier. J’ai arrêté les études et j’ai décidé d’apprendre ce métier, parce que j’ai un cousin qui le pratiquait déjà. Mon père ne pouvait plus assurer mes études. Il avait trop de difficultés à cette époque. Il venait de perdre son épouse. J’ai arrêté les cours en classe de CE1. C’est précisément depuis 1998 que j’ai commencé dans cette branche de la menuiserie à Yopougon, au carrefour du Chu (Abidjan).

Depuis 1998, vous pratiquez ce métier. Quel est votre bilan après 12 ans de métier ?
De 1998 à 2002, le métier était très fructueux. On arrivait à vendre beaucoup de cercueils. On était sollicité par les villes telles que Bouaké et bien d’autres. Depuis 2002, tout a changé. On ne reçoit plus trop de commandes parce qu’il n’y a plus d’argent au pays. C’est ce qui fait que je n’ai pas un atelier à mon propre compte. Lorsque je dis que ça ne marche pas, je veux indiquer que c’est en terme de sortie de caisses (Ndlr : de cercueils). Il y a des caisses qui sont déjà confectionnées avant que l’individu ne meure. Souvent, des gens viennent nous voir pour nous demander de fabriquer des caisses pour leurs parents qui sont trop vieux. D’autres, par contre, nous disent : « Vu l’état de la maladie de mon parent malade, sa mort est imminente. Il faut me confectionner une caisse qui soit prête dans deux ou trois jours ». Aujourd’hui, quand on dit que ça ne marche, ce n’est pas une affaire de tuer les gens, pour que leur parents viennent leur acheter des caisses. Les corps qui sont en souffrance dans les morgues, si on doit les faire sortir tous, il n’aurait pas de cercueils pour les contenir. Hélas ! Il y a des corps qui sont enterrés sans caisses. Parce qu’il n’y a pas d’argent pour les enterrer dignement. Quand c’est ainsi, personne n’ose lever le petit doigt. Mais, ce sont les fabricants de cercueils qui sont toisés à longueur de journée. Nous fabriquons nos cercueils pour les gens qui sont déjà morts. Je ne suis pas le seul fabricant de cercueils à Daoukro. On en dénombre quatre (4) et il faut y ajouter Ivosep. Le souhait d’un fabricant de cercueil est de prier pour que la famille du défunt vienne s’adresser à lui pour commander un cercueil. Mais, nous ne prions pas pour que les individus en bonne santé meurent, afin que leurs familles nous demandent un service. Parfois, nous, fabricants de cercueils, perdons aussi des confrères.

Est-ce que vous ne subissez pas de pression de la part d’Ivosep?
Cette société nous crée trop de problèmes. Même ici, à Daoukro où ils n’ont qu’une succursale, Ivosep nous crée toutes sortes de misères. A Abidjan, nous, fabricants de cercueils installés au carrefour du Chu (Yopougon Chu-quartier Port-bouët 2) avons déjà initié des grèves pour protester contre la concurrence déloyale menée par Ivosep. Cette lutte n’est pas forcément instaurée pour nos droits uniquement mais, aussi, pour l’intérêt des populations.

Que reprochez-vous véritablement à Ivosep ?
La société Ivosep comprend deux parties à savoir le conditionnement des corps et la vente de cercueils. Aujourd’hui, lorsque vous déposez un corps pour sa conservation à Ivosep et que vous voulez acheter un cercueil hors de la société, les responsables de cette société font de la surfacturation pour ne pas que les parents du défunt aillent acheter un cercueil à l’extérieur de cette maison. Alors qu’un cercueil qui peut coûter quatre-vingt mille (80.000) francs CFA chez un particulier, Ivosep le commercialise à cent-vingt mille (120.000) francs CFA. Non seulement le prix n’est pas le même, mais aussi le matériel utilisé est carrément différent. Souvent les finitions ne sont pas les mêmes. Sans forfanterie aucune, moi, mes travaux sont mieux finis que ceux qui sont exposés dans les vitrines à Ivosep. A Abidjan, nous, les fabricants, avons mené des actions vigoureuses en barricadant des morgues. Et ce, à l’occasion des jours de grandes affluences de levées de corps. On le fait pour les populations parce qu’Ivosep n’est pas la seule entreprise de conditionnement de cadavres et de vente de cercueils en Côte d’Ivoire. Il existe aussi une entreprise – comme Ivosep – dénommée Interfu qui détient les morgues d’Anyama, Soubré, Ouéllé et bien d’autres morgues dans le pays.

Est-ce que vous avez particulièrement eu des échauffourées avec la succursale d’Ivosep à Daoukro ?
En 2002, lorsque je suis arrivé à Daoukro, Ivosep y était déjà installée. Il y a des gens qui apprécient ce que je fais. Tous ceux qui sont dans mon entourage me félicitent, parce que mes travaux sont bien réalisés. Certains vont jusqu’à s’étonner de ce que mes travaux soient réalisés à Daoukro. Parce que pour eux, c’est uniquement à Abidjan, que ces caisses peuvent être réalisées. Ce qui fait que les gens qui devraient effectuer des déplacements pour commander des caisses à Ivosep, la maison-mère à Abidjan, ne le font plus. Ils préfèraient venir passer la commande surplace, avec nous, les fabricants de cercueils. On a donc attiré l’attention des gens dans le département par la qualité de nos travaux. Les responsables d’Ivosep ont compris qu’on devenait des concurrents sérieux. Parce que les parents ont commencé à retirer leurs cadavres à Ivosep de Daoukro sans toutefois y acheter des cercueils. Les responsables de ladite structure ont fait lire un communiqué à la radio local ‘’Radio Ifou’’ de Daoukro en interdisant formellement aux parents d’acheter des cercueils en dehors d’Ivosep. Et que tous contrevenants se verraient infliger des taxes. Celles-ci iraient de 50 à 100%. Nous sommes de jeunes débrouillards, nous n’avons pas grands moyens pour faire face à la société de pompes funèbres, Ivosep. Les parents des défunts ont été obligés de se soumettre aux exigences de cette structure. C’était devenu une affaire de vouloir débourser des sommes subsidiaires pour obtenir un travail bienfait et surtout une histoire de confiance entre nous et nos clients. On était confronté à un problème, parce qu’il fallait attendre que ces derniers-là (ndlr, les clients) perdent un parent pour qu’on puisse avoir de l’argent. Jusqu’aujourd’hui ce problème perdure.

Est-ce qu’il existe une pensée particulière qui vous anime lorsque vous êtes en train de confectionner un cercueil ou est-ce que vous sacrifiez à un quelconque rituel… ?
Lorsque vous parlez de pensée qui m’anime c’est trop dire. Il n’y a pas un esprit en tant que tel. C’est un métier comme tout autre. Alors, il faut du dévouement et du courage. Plus je suis en train d’assembler les bois pour monter la caisse, plus les idées foisonnent dans la tête. C’est plutôt l’esprit de créativité qui m’anime lorsque je travaille. Ce travail, je l’ai appris d’abord et, aujourd’hui, je suis en train d’y ajouter mon talent, de sorte que lorsque je mettrai un produit sur le marché, il soit le plus parfait possible. De 1998 à ce jour, les caisses que nous réalisons ne sont plus à la mode. Actuellement, le secteur s’est enrichi de nouvelles techniques et de créations. On parle souvent de nouveau design.

Que répondez-vous à vos détracteurs qui soutiennent que vous vous couchez dans les cercueils pour avoir des clients ?
Il faut dire que ce sont des conneries. Pendant la fabrication des cercueils, je me couche là-dessus pour dire aux gens qu’il n’y a rien d’effroyable dans l’exercice de ce métier. Lorsqu’un individu vient acheter une caisse il le fait à cause de la décoration, peut-être à cause du modèle, etc. Chacun a son goût. Pour montrer qu’il n’y a pas de mystère, je m’assois le plus souvent dans une caisse pour manger. De la même manière qu’un menuisier s’assoit ou se réjouit devant une œuvre qu’il a réalisée, c’est de cette même manière que je me déleste de mes œuvres. Le cercueil n’est pas ce que les gens pensent. Il n’y a rien de mystérieux derrière un cercueil.

Les préjugés portés par le regard des autres sur votre métier ne vous vexent-ils pas ?
Personnellement, le regard des autres ne me gêne pas. J’ai appris ce métier dans un milieu public. Quand je n’avais pas encore commencé à travailler dans ce métier, je voyais de gens qui transportaient des cercueils sur l’épaule ou à bout de bras dans les rues. Je me demandais si cela ne les gênait pas. Lorsque j’étais au quartier Chu, je transportais des cercueils de mon magasin jusqu’à la morgue du Chu de Yopougon. Lorsque vous faites ainsi, celui qui n’est pas dans le besoin, c’est lui qui trouve que c’est immoral. Cela se produit parfois quand il n’y a pas de corbillards et que les parents attendent le cercueil pour effectuer la levée de corps de leur parent décédé.

Dans votre communauté qu’est-ce que les fidèles pensent de votre métier ?
Je suis un fidèle chrétien de l’église Assemblée de Dieu de Gesco – Centre. Sur ma carte de membre, il est inscrit profession : menuisier. Quand on perd un parent ou un frère de l’église, on me sollicite pour offrir mes services. Nous, cinq (5) frères chrétiens fréquentant cette église, moi y compris, travaillons dans le même atelier au carrefour Chu à Yopougon. Ils pensent que c’est un travail comme tout autre.

Aujourd’hui, combien coûte le cercueil dans votre atelier ?
Actuellement à Abidjan, un cercueil moins cher qu’on appelle ‘’coupé-cloué’’ (Ndlr : cercueil réalisé sans trop d’attention) coûte en moyenne quinze mille (15.000) francs CFA. A Daoukro, il faut débourser vingt-cinq (25.000) mille francs CFA. Il y a plusieurs modèles de cercueils. On a le ‘’Zèpè’’, cercueil dans lequel le père du Président Laurent Gbagbo a été inhumé, puis, le ‘’Boga Doudou’’, celui dans lequel le ministre d’Etat Emile Boga Doudou a été aussi inhumé. Ce sont des modèles qui coûtent des millions à Ivosep. Mais à mon niveau, il n’y a pas de prix fixe. Parce que nos clients ne sont pas forcément des clients nantis. J’arrive à satisfaire mes clients parce que je sais qu’ils sont dans le besoin.

Comment compatissez-vous à la douleur de vos clients ?
On compatit à notre manière en faisant des réductions considérables. Nous sommes des hommes qui avons déjà perdu au moins un membre de nos familles. Lorsque je perds un proche, j’essaie de contribuer en demandant à mes parents de m’offrir le matériel pour confectionner le cercueil. Je propose au besoin le modèle de la caisse. Je suis convaincu qu’un jour arrivera où je pourrai offrir un cercueil pour l’enterrement d’un parent décédé.

Songez-vous à confectionner le vôtre ?
Dans notre milieu, je n’ai jamais rencontré un cas pareil. Ce dont je suis sûr est que lorsque je mourai, il y aura quelqu’un pour confectionner mon cercueil. Il faut être clair, je confectionne les caisses pour les gens qui sont déjà morts et non pour ceux qui sont encore vivants.

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans l’exercice de votre métier ?
Hormis Ivosep qui constitue le grand de nos soucis, il faut indiquer que c’est le bois – matière première – qui se fait rare souvent à certaines périodes de l’année. Le 11 janvier 2010, il y a eu un problème qui s’est posé à nous. Les agents des Eaux-forêts en fonction en Daoukro étaient en grève. Ils ont demandé que personne ne fasse sortir des troncs d’arbre. Cette situation a duré une semaine alors que j’avais reçu des commandes que je devais honorer. C’est ce genre de difficultés que nous, les fabricants de cercueils, rencontrons. On travaille beaucoup avec l’espèce appelée samba, le bois blanc. C’est l’espèce par excellence des cercueils. Il y a des fois où les parents nous apportent le bois rouge appelé bois bété. Lorsqu’on entame la réalisation de l’ouvrage, on en finit malade. Parce que le bois est lourd. Il y a, par ailleurs, trop de légèreté dans le secteur du cercueil. Des individus confectionnent des cercueils mal montés qui occasionnent des désagréments au cours des veillées funèbres. Après la mise en bière (Ndlr : la mise du cadavre en le cercueil), la caisse s’affaisse seule. Parce que cela n’a pas été bien pointé.

Avec le partenariat de L’Intelligent d’Abidjan / Réalisée par Krou Patrick, envoyé spécial à Daoukro

Thu, 29 Apr 2010 14:41:00 +0200

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La Dépêche d'Abidjan

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