« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
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POUR COMPRENDRE LA CRISE IVOIRIENNE : PARTIE I

On aurait pu, pour répondre à ces questions s’en tenir au présent. Mais ce qui se passe sous nos yeux ressemble fort à ce qui s’est passé dans le dernier quart du 19ème siècle marquée par cette « fièvre impérialiste » qui a poussé les européens dans « la course aux colonies » et au partage de l’Afrique. C’est pourquoi nous pouvons remonter jusqu’au à la fin du 19ème siècle pour essayer de comprendre le drame actuel de la Côte d’Ivoire.
La France a beau jeu de se réfugier derrière la « communauté internationale », pour marquer l’extrême agitation qui la caractérise actuellement face à la crise ivoirienne, à différents niveaux : politique, diplomatique et militaire. Cette agitation dissimule mal ce qui apparaît comme une constante de la France impérialiste : la volonté de reprise en main, dès la fin de la seconde guerre mondiale, de l’Empire, ou tout au moins de ce qu’il en reste.

I. Les causes avant l’indépendance : permanence d’un système

I.1 L’élaboration des doctrines et des méthodes

De jules Ferry à De Gaulle, la France impérialiste est demeurée fondamentalement constante ; la possession d’un empire à travers la conquête et la création de colonies demeurent un élément constitutif de la grandeur de la France.
Les bases de cette idéologie ont été jetées par la convention sous la révolution, avec l’élaboration d’un statut des colonies « rattachant les colonies à la métropole par des liens puissants et variés ».Ce statut se fonde sur le rapport de Boissy D’Anglas : « la Révolution n’était pas seulement pour l’Europe mais pour l’univers…
La première question qui se présente est de savoir s’il vous convient de conserver des colonies ; mais la reproduire au milieu de vous serait demander en d’autres termes, s’il convient à la France libre de conserver une marine, un commerce régénérateur, une industrie active et brillante, c’est-à-dire s’il lui convient de faire respecter tout à la fois les fondements de sa puissance et ceux de sa prospérité. »
Ces préoccupations transparaîtront dans la constitution de l’an III(de la Révolution).
Nous nous contenterons ici de citer quelques articles à titre d’illustration :
– Article premier : « la République française est une et indivisible »
– Article 2 : « l’universalité des citoyens français est le souverain »
– Article 6 : « les colonies françaises font partie intégrante de la République et soumises à la même loi constitutionnelle. »
– Article 314 : « le corps législatif détermine les contributions des colonies et leurs rapports commerciaux avec la métropole ».
Cette idéologie impérialiste naissante va se renforcer et se préciser davantage sous la 3ème République avec Jules Ferry. A la fois théoricien et praticien, ses idées comme son action coloniales prennent corps dans un véritable système. Celui-ci ne variera pas de l’Empire à la Communauté -voire jusqu’au fameux accords de coopération du début des indépendances – en passant par l’Union française. Juste quelques adaptations sont opérées pour épouser la couleur du moment. Le fond, lui demeure : maintenir la domination française contre vents et marées.

I.2 Le système coloniale français depuis Jules Ferry

I.2.1 L’élaboration d’une théorie, coloniale : Paul Leroy-Beaulieu, initiateur de l’empire

Dans le dernier quart du 19ème siècle, les tendances coloniales françaises, jusque là éparses vont se constituer en une véritable doctrine de la colonisation.
Ce mouvement est incarné par Paul Leroy-Beaulieu, grand théoricien de la colonisation de l’époque.
Dans son livre « De la colonisation chez les peuples modernes », dont la 2eme édition, publiée en 1882 a eu beaucoup d’influence, l’auteur « entreprend l’histoire générale de la colonisation pour en tirer des enseignements sur la politique à suivre dans les colonies »(H. Deschamps).
Dans la préface, il constate l’échec des expériences coloniales françaises antérieurs, dispersées, désorganisées et en conclut : « la politique française a perdu sa voie…La politique continentale a prévalu », et entrevoit déjà pour l’avenir, les avantages immenses que la France pourrait tirer des placements de capitaux en Afrique. Aussi, écrit-il : « Le véritable nerf de la colonisation, se sont plus encore les capitaux que les émigrants. La France possède des capitaux à foison…[Que le quart seulement se porte vers l’Afrique], »quels splendides résultats,nous obtiendront en vingt cinq ou trente ans ».Puis il poursuit :ce qui a manqué jusqu’ici à la France,c’est de l’esprit de suite dans sa politique. La colonisation a été reléguée au second plan dans la conscience nationale, elle doit aujourd’hui se placer au premier plan…nous devons travailler à la fondation d’un grand empire africain et d’un moindre asiatique. C’est la seule grande entreprise que la destinée nous permette ».
Enfin il s’interroge si [la Russie, l’Allemagne, les pays anglo-saxons, la Chine, sont d’immenses empire en expansion], « à coté de ses géants, que sera la France ?…un souvenir s’éteignant de jour en jour.
"Notre pays a un moyen d’échapper à cette irrémédiable déchéance, c’est de coloniser…la colonisation est pour la France une question de vie et de mort ".(Paul Leroy-Beaulieu)

I.2.2 L’Empire comme instrument de la grandeur de la France : De Jules Ferry à De Gaulle

Si Paul Leroy-Beaulieu apparaît ainsi comme l’initiateur de l’empire, Jules Ferry en est surtout l’artisan. Théoricien lui-même mais avant tout homme politique, c’est lui qui va incarner cet élan impérialiste nouveau de la France, entre 1881 et 1890, dans le sillage du Congrès de Berlin, relevant ainsi le défi lancé par Leroy-Beaulieu.

Le déclic c’est le désarroi provoqué chez les français par la défaite de 1870 face à l’Allemagne et symbolisée par la perte de l’Alsace-Lorraine. Devant cette humiliation qui plonge la France dans une torpeur générale, ruminant la vengeance, c’est-à-dire la récupération des provinces perdues, J. Ferry avertit, dans un discours à la Chambre, que le soucis de l’Alsace ne doit « se résoudre en abdication…la politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ».

Entre ces temps nouveaux qui se dessinent, dominés par l’impérialisme, le prestige et la grandeur ne se réduisent plus aux frontières hexagonales.

En effet, dans la course aux colonies qui s’engage à la fin du 19ème siècle entre les différentes puissances européennes, la France ne doit pas se laisser distancer par les autres, au risque d’être reléguée au second plan. La grandeur, le prestige national se trouvent désormais dans la conquête coloniale. Dans cette quête aux colonies, le continent africain « plein de mystère farouche et de vagues espérances » est la plus convoité. En ce siècle du capitalisme triomphant, caractérisé par les besoins toujours croissant de marché, de matières premières, par la recherche de profit maximum, la possession d’un vaste Empire colonial devient un impératif pour chaque puissance européenne.

Cette observation ne vaut encore plus pour un pays comme la France qui ne semble pas disposer de ressources naturelles importantes, contrairement à ces concurrents que sont l’Angleterre et l’Allemagne.

Bien plus, la colonisation apparaît comme un exutoire du sentiment national français, surtout lorsque le pays se trouve confronté à des difficultés, lorsque son prestige, son rayonnement sont menacés. Dans ces conditions, l’Empire devient l’« instrument de restauration de la grandeur nationale », ainsi que le fait remarquer Hubert Deschamps, c’est à dire, qu’il sert non seulement à « effacer les désastres », donc les humiliations, mais au-delà, à rebâtir et à (re)affirmer l’influence du pays dans le monde.

Il en a été ainsi avec J. Ferry, après 1870.C’est dans ce contexte que Gambetta, Président du Conseil en 1881-1882, célèbre le protectorat que la France vient d’imposer à la Tunisie en 1881.Il exprime sa satisfaction dans un courrier à Jules Ferry qui vient qui vient de l’informer de l’événement : « il faudra bien que les esprits chagrin en prennent leur parti un peu partout. La France reprend son rang de grande puissance »(cité par H.Brunschwig,in Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français,Paris,A.Colin,1960,p.55) ;Il en sera de même avec De Gaulle en 1940.C’est en effet le « désastre » de la France en Juin 1940 face à l’Allemagne,une fois de plus,qui réveillera De Gaulle à l’Empire en général,et à l’Afrique en particulier. Or jusque la, De Gaulle théoricien militaire avait tenu l’Empire pour quantité négligeable, voire inutile dans sa conception de la stratégie de défense nationale.

Mais devenu homme politique, c’est face à cette autre humiliation nationale qu’il prend conscience de l’importance de l’empire qui devient pour lui à partir de ce moment, l’unique carte à jouer pour se légitimer et se faire reconnaître surtout au plan international, (d’abord face aux anglo-saxons, puis face aux soviétiques) ; bref pour légitimer sa lutte de libération de la métropole occupée.
C’est pourquoi la conférence de Brazzaville (30 Janvier – 08 Février 1944),inspiré et initié par De Gaulle lui-même,apparaît avant tout comme une volonté de reprise en main de l’Empire(ou ce qu’il en reste).Dès le préambule,elle pose les garde-fous en réaffirmant la pérennité de la domination française : « les fins de l’oeuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écarte toute idée d’autonomie,toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire ;la constitution éventuelle,elle-même lointaine,de self-government dans les colonies est à écarter ».En fait,il s’agit de prévenir les menaces d’éclatement qui s’annonçaient au sein même de l’Empire ou à l’extérieur(proclamation de l’indépendance du Vietnam dès 1945 avec l’appui du Japon,avant même la fin de la guerre).

Aussi les différentes reformes concernant l’Empire qui se suivent – à savoir la création de l’Union française en 1946,l’adoption de la Loi-cadre en 1956,enfin la mise sur pieds de la Communauté française en 1958 – apparaissent-elles toutes comme différentes formes d’adaptation à une conjoncture coloniale d’après guerre particulièrement défavorable. En effet la défaite militaire française de Diên Biên Phu suivie de la reconnaissance de l’indépendance du Viêt-Nam par la France aux accords de Genève en 1954, l’éclatement de la guerre d’indépendance de l’Algérie, la même année, signifiaient la perte des deux joyaux de l’Empire.

Désormais donc, dans ce contexte de reconstruction d’après guerre de la métropole, celle-ci ne peut plus compter que sur les colonies d’Afrique noire. On comprend dès lors les politiques de répression sanglantes menées à Madagascar, au Cameroun et en Côte d’Ivoire à la fin des années 40 et dans le courant des années 50 contre les mouvements nationalistes. Elles visaient à éviter toutes nouvelles ruptures comme dans les deux précédents cas du Viêt-Nam et de l’Algérie, afin de préserver la situation de métropole des intérêts français. Les indépendances en douceur,c’est-à-dire octroyées par la métropole à ses colonies africaines au début des années 60,s’inscrivent toutes dans .la Communauté française ,qui n’a pas pu résister au contexte général de la décolonisation,cède alors le pas à la coopération . Quel sens accorder à cette évolution ?

Extrait de: Les Cahiers du Nouvel Esprit, Pour comprendre la crise ivoirienne, Décembre 2004

DJANWE Honorat
Email : djanwehonorat@yahoo.fr
Blog : djanwehonorat.ivoire-blog.com

Thu, 23 Jun 2011 12:15:00 +0200

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