« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
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L’illettrisme en Afrique, un pieux mensonge

Dans l’histoire telle que l’écrivent les pays colonisateurs, le continent africain apparait souvent comme un espace de « manque ». Une terre d’où la civilisation et la culture auraient été absentes – celles des colons, en tout cas. Un espace où, forcément, l’alphabétisation ne pouvait pas exister avant l’arrivée des peuples européens…

Le détail des rencontres européennes modernes avec l’écriture libyque, ou libyco-berbère, est une histoire de négligence, de fausses hypothèses et de destruction – purement et simplement. C’est ce qu’expose D. Vance Smith, professeur au Département d’anglais de l’Université de Princeton, dans un essai publié sur AEON. D’après lui, les preuves ont été négligées, perdues ou effacées, au point de nous conforter les puissances coloniales dans leur rôle de porteuse de culture et de savoir.
Une approche qui, par le passé, avait été renforcé par les écrits de Pierre Bourdieu du reste.

L’alphabétisation, norme de création de la pensée

Pour Bourdieu, la capacité même de penser ou réfléchir à ce qui est juste ou non, est intrinsèquement liée à l’alphabétisation. L’idée ici est que l’alphabétisation est une caractéristique nécessaire, autant cognitivement que culturellement. Elle devient alors une « norme », sur laquelle se basent les universités de l’époque pour renforcer la valeur de leur travail intellectuel.

Une absence de norme, donc, qui devient une marque d’infériorité. D’après Smith, cette absence de culture est en réalité uniquement supposée, créée par ce qui pourrait être considéré comme une arrogance intellectuelle qui fait partie intégrante de notre héritage culturel européen.

L’alphabétisation, pour Bourdieu, n’est pas une caractéristique neutre ou inerte de la culture. Pour lui, elle représente la façon dont l’humain prend pleine conscience de lui-même, et développe en conséquent des cultures symboliques complètes.

« L’aveuglement de Bourdieu vis-à-vis de l’écriture africaine est lié à des idées sur l’histoire en tant que progrès, idées qui sont étrangement discordantes avec la propre opposition de Bourdieu à la domination coloniale en Algérie », explique Smith.

Comme beaucoup d’intellectuels à son époque, Bourdieu prône, volontairement ou non, une théorie de pouvoir universitaire. En d’autres termes, l’idée que les universités avaient le pouvoir de changer parce qu’elles enseignaient et reproduisaient des connaissances qui existent dans l’esprit. Une théorie, finalement, qui entretient la pensée qui ferait croire d’emblée à Bourdieu que les peuples africains n’avaient jamais été alphabétisés. Or…

« Le reniement d’une écriture qui existe depuis plusieurs millénaires s’inscrit dans une adhésion systématique et philosophique à une vision historique européenne : de l’histoire comme passage de l’autre primitif et enfantin à un moi mûr et moderne – que l’on ne trouve qu’en Europe. »

La prose de Bourdieu n’évite donc pas le recours aux tropes colonialistes, d’après Smith, selon lesquels les peuples africains n’auraient pas la capacité de raisonner. Ils manqueraient d’institutions complexes, ils préféreraient la narration à la technologie, avec une base de connaissances très fragile…

Le libyco-berbère, système d’écriture oublié
Il existe en Algérie quatre alphabets, dont trois parfaitement répandus – phénicien, latin, et arabe –, et un dernier, indigène. Le libyco-berbère, cependant, démontre une existence conséquente. Comme l’explique Smith : « Trouvée dans toute l’Afrique du Nord et aussi loin à l’ouest que les îles Canaries, l’écriture pourrait avoir été utilisée pendant au moins 1000 ans ». Existence qui a principalement été effacée, et qui a presque entièrement disparu.

Presque.

En effet, quelques traces subsistent, peintes ou gravées dans la pierre. Une pièce majeure avait notamment été volée lors d’un pillage, avant d’être vendue au British Museum pour la modique somme de 5 livres. Pièce qui, à l’heure actuelle, n’est pas exposée.

Reconnu comme un système d’écriture au XVIIe siècle, le libyco-berbère n’a pourtant pas encore été déchiffré dans son intégralité. Cette situation peut s’expliquer par une destruction de masse des preuves de cette écriture par, vous l’aurez compris, les civilisations colonialistes européennes.

Et pourtant, cet alphabet a bel et bien existé. Le discours autour de l’illettrisme du continent africain, alors, n’a jamais eu sa place dans notre société. N’en déplaise à Pierre Bourdieu : l’alphabétisation n’est pas un luxe européen.

Photographie : Stèle votive en calcaire avec écrits en grec, trouvée en Tunisie, 146 avant notre ère ; Stèle votive en calcaire, 2e siècle avant notre ère, affichant 4 lignes d’inscriptions en néo-punique. © British Museum

Wed, 23 Jun 2021 22:44:00 +0200

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La Dépêche d'Abidjan

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