« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
Opinions

Ukraine – Russie : Une crise qui cache la Guerre !

Les analyses qui réduisent l’action russe en Ukraine à une opération de riposte face à des Occidentaux voulant faire tomber le dernier rempart de l’ancien bloc sont incomplètes. Il est vrai que la Russie revendique des droits historiques sur l’Ukraine et refuse l’influence grandissante de l’OTAN dans ses ex-territoires. La crise actuelle est en grande partie le résultat d’une provocation américaine, administratrice indirecte de l’Europe depuis la fin de la guerre de 1939-1945. En effet, l’UE et l’OTAN sont deux constructions américaines pour gouverner civilement et militairement le vieux continent. Mais n’oublions pas la doctrine Brzezinski et la place qu’elle accorde à l’Ukraine pour la consolidation du leadership américain et dans la même perspective le rôle de l’Eurasie dans le contrôle de l’hégémonie construite par le plan Marshall et sur les bases des institutions de Breton Wood.

Parler d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine est d’une absurdité manifeste et cette kyrielle d’indignations dans le monde occidental témoigne de l’hypocrisie ambiante dans la « scène internationale ». En effet, Israël fait pire au regard du droit international sans aucune sanction ni condamnation. Les USA et alliés envahissent des pays en dehors des dispositifs consensuels et sans l’aval du Conseil de sécurité sans aucune sanction ni déclaration de ladite « Communauté internationale ».

On ne peut ignorer dans l’analyse de la tension entre la Russie et les USA qui se traduit par l’opération en Ukraine : le projet torpillé par les USA de l’Union Européenne Eurasiatique (UEE), du traité OTAN-Russie de 1997 violé, de l’expansion dangereuse vers l’Est depuis 1999, la suspension par les USA en 2019 du traité FNI (Forces Nucléaires à portée Intermédiaire) et toutes les sanctions subies par la Russie depuis le référendum de la Crimée. Les USA n’ont jamais cessé de faire la guerre qui reste le moteur de leur domination !

Loin d’une reconstitution de ses bases géopolitiques de 1945, loin d’une confrontation entre courant idéologique, loin d’un accès en mer chaude pour éviter un containment bis comme évoqué lors de l’annexion de la Crimée, la Russie est consciente d’une autre guerre plus violente, plus sournoise et plus discrète que ne l’était la guerre froide. Après la chute du mur de Berlin, les années 2000 érige un mur plus subtil avec la guerre des données où des technolargés et des technos puissants coexistent dans la Techworld : le rideau fantôme.

Internet a ouvert un nouveau chapitre de la mondialisation en exacerbant les rivalités dans un monde unipolaire où une superpuissance mène la danse grâce à son complexe militaro-industriel, sa maîtrise des institutions multilatérales, sa monnaie et son leadership technologique. Justement, depuis quelques années, cet unipolarité est contesté de l’autre côté du rideau fantôme. Des pays conscients de la guerre des données s’évertuent à travailler sur leur souveraineté de manière stratégique pour se protéger d’abord mais surtout pour compétir dans un environnement d’extrême conflictualité.

A l’ouest du rideau il y a les USA, ses vassaux européens, ses obligés du Nord et les colonies du Sud. A l’est du rideau, il y a la Chine, les non-alignés chantres d’un nouvel ordre dans la gouvernance mondiale et les colonies du Sud. Cette guerre des données a débuté pendant la grande guerre de 1939-1945 avec l’alliance UKUSA pour faire face au communisme et son expansion ; l’alliance s’élargira sous le projet Echelon dans la consolidation de l’hégémonie américaine.

La vraie guerre actuelle se passe entre le bloc de la domination et le groupe des contestataires qui s’illustrent depuis des années dans la construction d’alternative face à l’unilatéralisme. Le SWIFT connait des réseaux parallèles encore embryonnaire, les rapports commerciaux se dédollarisent entre les émergents et un équilibre s’instaure dans les forums multinationaux d’après-guerre de 1945. Aujourd’hui des affrontements se constatent sur les câbles sous-marins, les innovations, des compétitions farouches sur les microprocesseurs, sur le soft, des batailles sur les équipements et la bunkérisation des espaces technologiques s’exacerbent dans un monde marqué par la VUCA (volatile, incertain, complexe et ambigu).

C’est bien dans cette guerre que les USA ont voulu réduire l’expansion russe et son influence en Europe par la provocation sur le dossier ukrainien. Les USA ont une panoplie de méthodes pour conserver leur leadership allant de la lutte contre le terrorisme à l’islamisme en passant par des prétextes pour sanctionner économiquement et financièrement ceux qui contestent l’unipolarisme américain. Et dans un proche avenir, c’est bien le marché de l’énergie que les USA veulent contrôler en Europe en éjectant la Russie.

Dans cette guerre, les USA chercheront à changer militairement de trajectoire au nom d’une démocratie à mettre en place c’est le cas de l’Iraq, de l’Afghanistan et de tout pays ne disposant pas de l’arme nucléaire. Puis à limiter/contenir les pays avec une capacité de nuisance avérée tel que l’Iran, la Corée du Nord, la Russie et en dernier lieu la Chine. L’administration Bush définissait déjà un « axe du mal » pour légitimer des interventions à soubassement économiques et géostratégiques dans la zone Pacifique et Moyen-Orient.

Cette crise est à inscrire dans un déplacement de l’épicentre géopolitique de l’atlantique vers le Pacifique comme le témoigne l’alliance récente AUKUS et la crise entre alliés avec l’épisode des sous-marins français. Et dans cette crise, les USA et la Chine y gagneront au détriment de la Russie, de l’Union européenne et des pays pauvres du Sud. La Russie étant un grand pays producteur de matières premières, fournisseur de produits en Europe avec des finances publiques stables. Cette « crisette » pose les prémices d’une crise commerciale, financière et monétaire post-covid en gestation avec la dette publique qui grimpe à cause des relances non coordonnées, le retour de l’inflation dans les pays de l’OCDE, l’accroissement des dépenses militaires de presque tous les pays de l’Otan et l’envolée des matières premières pour diverses raisons. La reprise sera accompagnée d’énormes difficultés et d’innombrables conflits car cette décennie est un pont entre deux mondes : un ancien périmé et instable du sapiens et un nouveau qui peine à naître où trônera l’HOST (l’homme idiot technologique).

Le monde post-guerre sera celui du « All Intelligence » où l’algocratie et l’alphacratie seront des réalités et d’ici là, la guerre est totale et lâche entre les pays à l’ouest du rideau fantôme et ceux de l’est. Cette réaction russe en Ukraine est très loin d’être en guerre mais elle peut accélérer la guerre dans laquelle se trouve le monde depuis près d’un siècle. Si le groupe de l’ouest gagne cette confrontation en Ukraine, les prochaines années seront marquées par l’instabilité dans le Pacifique et le Sud-Est asiatique.

Cheikh Oumar DIAGNE

Enseignant-chercheur

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La Dépêche d'Abidjan

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