« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
Arts et Culture

« Mythologie, pourquoi les hommes inventent-ils des histoires ? », une conférence de Jean-Loïc Le Quellec

L’Histoire des mythes fondateurs (1/6). Dévoiler le sens qui justifie l’état du monde, telle est la fonction du mythe, explique le mythologue Jean-Loïc Le Quellec. Si pas une culture n’en fait l’économie, il n’existe pas pour autant de mythe universel.

Pourquoi l’homme invente-t-il des mythes ?

Jean-Loïc Le Quellec : Parce que ces histoires donnent du sens au réel. Les humains préfèrent adopter n’importe quel sens plutôt que pas de sens du tout (même si une minorité d’entre eux pense que tout est contingent). Avoir du sens aide à tenir debout, à vivre. Et si le sens vient de l’extérieur, c’est encore plus facile. Pas besoin de le construire, il suffit de l’adopter, le plus souvent sous la forme d’une histoire, car notre espèce adore qu’on lui raconte des histoires. Les librairies en sont remplies, le cinéma, les séries télévisées en proposent des quantités. Nous ne pouvons pas nous en passer, au point qu’il a été proposé de remplacer Homo sapiens par Homo narrans, l’humain narrateur, celui qui raconte.

Quels types de questions posent les mythes ?

J.-L.L.Q. Pourquoi la mort ? Pourquoi vit-on ? Pourquoi est-on là ? Est-ce que le monde a été créé ? Et nous-mêmes ? Et les animaux ? Et ainsi de suite. Autant de questions d’enfants dont tout le monde sait qu’elles sont les plus simples à poser et les plus difficiles auxquelles répondre. C’est pourquoi il est plus facile d’avoir une réponse toute prête que de s’interroger vraiment.

Chacune de ces questions en rejoint une autre. Et pas une seule culture n’en fait l’économie. Chez tous les peuples du monde, autant les spécialistes que des personnes lambda ont une histoire à raconter pour répondre à n’importe laquelle de ces questions. Personne ne les considère comme sans importance. Force est de constater que la peur de l’absence de sens est universelle.

Les mythes donneraient donc une explication du monde…

J.-L.L.Q. Si la science explique, le mythe, lui, dévoile le sens. Prenons l’exemple d’un événement commun à toute l’humanité : la mort. Des histoires racontent son introduction dans le monde, la justifient, lui donnent un sens et la rendent donc plus supportable, mais elles ne l’expliquent en rien.

Quelle est la place accordée au mythe ?

J.-L.L.Q. Là où il s’énonce, il a pour fonction de dévoiler une vérité qui justifie l’état présent du monde. Pourtant, rien en lui n’atteste de sa véracité ou de sa fausseté. Le même récit peut être considéré tour à tour comme faux, tout à fait véridique, farfelu, délirant, rigolo, plaisant à raconter, poétique ou fondateur, avec lequel on ne rigole pas, alors que rien dans ce récit ne l’indique. Tout est dans la façon de le regarder, de le percevoir comme vrai ou important. Il est donc primordial de distinguer l’histoire – le mythe lui-même –, de tout ce qui peut s’y accoler et changer au cours de l’histoire de l’humanité.

La reine Abla Pokou sacrifiant son fils pour sauver son peuple, selon la légende.

Comment reconnaître un mythe ?

J.-L.L.Q. Cette question de la croyance et de la véracité est à l’origine de toutes les autres réflexions. On reconnaît comme mythe la vérité des autres, à laquelle on ne croit pas soi-même. Par définition, le mythe est une histoire d’une certaine importance, qui touche à autre chose que la simple vie quotidienne. Une histoire qui dit le vrai sur le monde, ajoute du sens et fédère un groupe. Pour les gens qui l’énoncent dans leur culture, le mythe dit toujours le vrai. En revanche, la culture d’à côté considère celui des voisins comme erroné. Seules l’altérité, la distance (temporelle ou géographique) permettent de reconnaître le mythe.

Une distance temporelle avec les Égyptiens, les Grecs, les Celtes, les Germains anciens… aux histoires abracadabrantesques (coucheries entre dieux et humains, métamorphoses…) nous fait attribuer leurs récits à la mythologie, tout comme la distance géographique avec n’importe quelle population lointaine nous permet d’affirmer que les réponses données là-bas aux mêmes questions sont fausses et donc mythiques. Conclusion : nous serions le seul peuple au monde à ne pas avoir de mythes puisque nous n’avons aucune distance avec nous-mêmes ! L’anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui s’est consacré à l’étude de la mythologie, élude la question de la définition du mythe. Selon lui, tout le monde le reconnaît quand il en voit un. Ce n’est pas faux : le mythe se reconnaît, tout simplement.

Quelle est la différence entre un mythe, un conte et une légende ?

J.-L.L.Q. Je n’en fais pas. Il est vrai qu’une énorme bibliographie existe sur ces différences. Dans un mythe, les personnages sont usuellement nommés (Anubis, Zeus, Thor…) contrairement au conte (la vieille dame, la grand-mère, le Petit Chaperon rouge…). Les légendes sont localisées, alors que le mythe et le conte ne le sont pas, ni dans le temps ni dans l’espace.

En effet, le conte ne fait pas plus précis que : « Il était une fois… » dans « un château », tandis que dans la légende, il s’agit de « ce château-ci que l’on voit en haut de cette montagne-ci, à l’endroit où s’est envolée la fée qui au Moyen Âge… ». Je ne nie pas ces différences, mais cette rationalisation a posteriori n’aide pas à comprendre de quoi nous parlons. Les frontières entre ces catégories sont poreuses. Il existe mille exemples où des mythes deviennent des contes, où des contes deviennent des légendes, où des légendes se mythifient… Dès que les humains sont face à un problème difficile, avec une masse de documents dont ils ne savent que faire, ils classent. Tous les scientifiques le font. Ces distinctions sont bien pratiques pour s’y retrouver, mais elles n’expliquent rien.

Quelle est la différence entre un mythe et un mythe fondateur ?

J.-L.L.Q. Je me demanderais plutôt dans quelle mesure tous les mythes ne sont pas fondateurs. Que l’on se reconnaisse dans un récit ou qu’on le reconnaisse comme sien, à ce moment-là, ce récit peut être considéré comme fondateur et fédérateur par les gens qui y adhèrent, qu’il s’agisse d’un petit groupe ou d’une nation. Mais il me semble impossible, en observant simplement un récit, de décider s’il est fondateur ou pas. Même celui de la Genèse biblique est juste une histoire à laquelle on croit ou pas. Le récit lui-même ne fonde rien.

Les mythes se retrouvent dans toutes les cultures, sur les cinq continents. Peut-on dès lors parler d’un langage commun à l’humanité ?

J.-L.L.Q. La seule chose que toute l’humanité a en commun en ce domaine, c’est de raconter des histoires différentes en les tenant localement pour vraies. Aussi si je n’entends jamais qu’une de ces histoires, je ne m’aperçois de rien, mais, au contact de plusieurs, le problème commence. Peu de possibilités s’ouvrent à moi : soit une seule d’entre elles est vraie et toutes les autres sont fausses, soit elles sont toutes fausses, mais elles ne peuvent être toutes vraies à la fois. Cette difficulté explique l’état actuel du monde. Des gens se massacrent en pensant qu’une de ces histoires est la seule vraie et que toutes les autres sont fausses.

Sur l’ensemble de la terre, des intégristes de tout poil, des suprémacistes blancs, des islamistes, des survivalistes… se racontent une histoire qui justifie le monde et lui donne un sens. Au lieu de la défendre par la parole, avec des discussions et, éventuellement, des engueulades, certains le font de façon offensive, par les armes. Le récit auquel ils croient leur paraît tellement vrai, tellement important qu’il leur semble primordial que les autres y adhèrent, fût-ce sous la contrainte. Il me semblerait important de parler de ce genre de choses sous cette optique à l’école. Car comprendre que ces histoires ne sont vraies que pour ceux qui y croient est essentiel.

Les apports des deux grands spécialistes français de la mythologie que sont Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil (1898-1986) sont fondamentaux. Comment s’y sont-ils pris pour étudier les mythes ?

J.-L.L.Q. Ce sont les deux grands maîtres du comparatisme. Cette approche analyse les mythes en les comparant, eux et leurs variantes. Selon Claude Lévi-Strauss, les mythes évoluent continuellement au gré des envies et humeurs du conteur, du lieu, du moment, de l’environnement… Ce n’est pas parce que telle variante nous plaît ou qu’elle est la nôtre qu’elle est la meilleure. Toutes ne sont jamais que des histoires.

C’est pourquoi, si l’on veut les analyser, il est important d’étudier le plus grand nombre de variantes possibles. Le chercheur a passé une grande partie de sa vie à essayer de trouver les règles de modifications des mythes : comment ils s’inversent les uns les autres, comment on passe de l’un à l’autre. Quant au philologue, historien et linguiste Georges Dumézil, il a pu déterminer dans les récits de plusieurs cultures des structures communes, notamment la structure trifonctionnelle (avec les fonctions royale, nourricière, guerrière), typique des peuples de langue indo-européenne. Et même si, très souvent, cette organisation ne saute pas aux yeux, grâce à une analyse préalable et à une comparaison complexe avec d’autres textes, vous pouvez finalement affirmer que ces récits aux airs si différents ont une structure commune.

Existe-t-il des mythes universels ?

J.-L.L.Q. Non, même si l’on entend souvent cette affirmation.

Serait-il alors plus juste de dire que si les mythes fondateurs n’ont pas de valeur universelle, ils ont en revanche une prétention universelle ?

J.-L.L.Q. Oui, car un récit qui dit le vrai sur le monde relève effectivement d’une prétention énorme. Et tous les problèmes et conflits qui en découlent sont précisément à la hauteur de cette prétention. « Je connais la vérité sur le monde », « Je suis le chemin, la vérité et la vie » : on ne peut pas faire plus prétentieux, alors que d’autres, affirmant tout autre chose, prétendent eux aussi dire la vérité.

Existe-t-il un rapport entre mythe et religion ?

J.-L.L.Q. Cette question oblige à être extrêmement prudent, car elle touche à l’ethnocentrisme. Quelles que soient les religions (christianisme, islam, hindouisme…), ces pratiques sont associées à des dogmes inspirés ou basés sur des récits, donc des mythes. Et les gens d’une même religion se livrent en outre à de nombreuses déclinaisons de ces récits. Cela dit, des milliers de peuples dans le monde n’ont aucune religion au sens où l’on définit usuellement ce terme. Le mot religion lui-même a changé de sens à plusieurs reprises. Au début, sa racine latine désignait un scrupule, et la religion était l’observation scrupuleuse des rites, opposée à la superstition, désignant les pratiques superflues.

Puis les Pères de l’Église ont opéré un retournement en décidant qu’eux seuls pratiquaient « la » religion et que tous les autres, les païens, étaient des superstitieux. Cela montre que le concept de religion tel que nous l’entendons est une construction chrétienne récente, occidentale, et donc « provinciale » à l’échelle du monde. La religion, la religiosité, le sacré sont des vocables marqués par le christianisme. Rien ne justifie a priori leur prétention à l’universalité. D’ailleurs, dans les langues africaines, le mot religion n’existe pas.

On utilise une périphrase, et c’est également vrai dans de nombreux endroits de la planète où le vocabulaire de la religion a été introduit ou forgé par les missionnaires. Si l’on raisonne en termes de religion, on oublie d’immenses régions du monde. On fait comme si les Aborigènes n’existaient pas, ni des milliers d’autres peuples d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Océanie… Or dans chaque culture prédomine un récit sur le monde, auquel on peut adhérer ou non. Où que nous soyons, nous héritons de ces récits, avec lesquels chacun se bricole ensuite une identité. On peut les transcrire, les examiner, les comparer, sans se préoccuper de la croyance elle-même.

Avons-nous inventé des mythes contemporains ?

J.-L.L.Q. Le sociologue français François Héran a donné en 2020 un cours sur le mythe du grand remplacement, au Collège de France. Selon ceux qui y croient, ce prétendu grand remplacement, loin d’être un hasard, aurait été organisé dans les années 1950 par des personnes visant sciemment la destruction de l’Europe occidentale : dans le monde ancien, tout allait bien (les Africains étaient en Afrique, les Européens en Europe), puis un événement est survenu (l’organisation d’une « submersion migratoire ») et depuis lors, plus rien ne va (les Africains sont en Europe). Il s’agit typiquement d’un mythe du renversement : on raconte une histoire qui justifie l’état présent du monde (jugé catastrophique) en lui donnant un sens. Éric Zemmour, candidat à l’élection présidentielle française de 2022, par exemple, s’en est emparé pour expliquer l’état actuel du monde, qui ne correspond pas à l’image idéale qu’il s’en fait et qui lui semble incompréhensible autrement. C’est pour cela qu’il est si difficile de contrer ce type de mythe avec des arguments rationnels.

Tout mythe contemporain prend-il appui sur un plus ancien ?

J.-L.L.Q. Tous, je ne sais pas, mais il est certain que beaucoup s’appuient sur des récits anciens. En matière de mythes, la création est continue, puisqu’il s’agit d’une parole, par définition mouvante. En revanche, il n’existe pas de création ex nihilo, dans ce domaine comme dans les autres d’ailleurs. Les personnes qui colportent actuellement des récits complotistes n’ont par exemple pas conscience qu’elles reprennent souvent des thématiques du Moyen Âge.

Le discours antivax expliquant que l’on nous empoisonne et que des personnes juives aux connivences tentaculaires avec la finance sont secrètement à la manœuvre rappelle le récit médiéval du juif empoisonneur, tout en brodant sur le vieux schéma « on nous cache tout, on ne nous dit rien ». Ce type d’histoire plaît à beaucoup parce qu’il leur semble éclairant. Il provoque un effet de sidération en donnant des explications qui associent plusieurs éléments qu’on n’aurait pas pensé mettre en rapport, par exemple le vaccin et la technologie 5G. Comme le disait Claude Lévi-Strauss, le mythe donne souvent une justification commune à des faits qui n’ont apparemment aucune raison d’être reliés.

Est-ce que la mythologie est suffisamment enseignée à l’école ?

J.-L.L.Q. Malheureusement, le monde oral est complètement passé sous silence en France. C’est un très gros problème aux conséquences politiques graves. Question contes, la majorité des gens s’arrêtent à ceux des frères Grimm et de Charles Perrault, et seront capables de citer seulement quelques types de contes parmi des milliers répertoriés ! Dans l’enseignement supérieur, la mythologie et le folklore, qui s’intéresse aux traditions orales, sont deux composantes de l’anthropologie, qui étudie les humains des origines à nos jours.

Or, si ces deux disciplines fondamentales sont enseignées dans plusieurs pays, à l’université de l’Indiana (Bloomington, États-Unis) par exemple, en France, les traditions orales sont tellement ignorées que ce n’est pas un sujet de recherche, ni même de discussion. Dites à vos amis que vous étudiez le folklore à l’université, vous allez voir leur réaction ! Cela n’a toutefois pas empêché certains Français de très bien saisir son importance : Philippe de Villiers a utilisé une vision folklorique de l’Histoire pour créer le spectacle du Puy-du-Fou à des fins politiques évidentes, et l’extrême droite est traditionnellement très friande de symboles folkloriques : insignes, tatouages, rituels, drapeaux…

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