« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
Politique

Religion et esclavage : Quand la foi justifie l’oppression et inspire la libération

La traite transatlantique et l’esclavage des Noirs ont impacté profondément l’histoire du monde. Au cœur de cette tragédie, la religion a joué un rôle complexe, servant à la fois d’outil de justification et de moteur pour l’abolition.

Le Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage à Nantes se dresse aujourd’hui comme un puissant rappel des horreurs de la traite négrière et de l’esclavage. Ce lieu, qui souligne l’importance de la mémoire collective, expose des témoignages poignants, comme ceux de Frederick Douglass, des quakers britanniques ou encore d’Olaudah Equiano.

Frederick Douglass, ancien esclave devenu l’un des plus grands abolitionnistes du 19e siècle, offre une critique incisive du christianisme tel qu’il était pratiqué aux États-Unis esclavagistes. Dans ses écrits, il distingue clairement ce qu’il appelle le « christianisme pur, pacifique et impartial du Christ » de la version corrompue de cette religion, qui, selon lui, caractérisait la société américaine de son époque : « J’aime le christianisme  pur, pacifique et impartial du christ :  Voilà pourquoi je déteste le christianisme corrompu, esclavagiste, injuste et hypocrite de ce pays où l’on fouette les femmes et vole les enfants. En fait, je ne trouve pas la moindre raison, en désirs de la plus trompeuse, d’appeler christianisme la religion de ce pays. »

À l’opposé, la Société des amis, connue sous le nom de quakers, incarne une autre facette du christianisme : celle qui prône la justice et l’égalité. Dans leur appel aux habitants de l’Europe en 1839, les quakers dénoncent l’esclavage et la traite des Noirs comme des violations flagrantes des principes chrétiens.

Les quakers, animés par un « pur sentiment de charité chrétienne » et un ardent désir de voir l’abolition de l’esclavage, considèrent leur combat comme une obligation religieuse. Ils plaident avec force pour la fin de cette « intolérable oppression » et de la « plus barbare tyrannie ». 

Le témoignage de Laudo Equiano, un ancien esclave, ajoute une dimension personnelle à cette réflexion sur la religion et l’esclavage. Dans son récit, il décrit les conditions inhumaines à bord des navires négriers, où les esclaves étaient entassés dans des cales pestilentielles.

Laudo Equiano relate comment la puanteur était si insupportable que rester dans la cale devenait un danger en soi. Cette description brute et sans fard de la traite des esclaves met en lumière un contraste saisissant avec les idéaux religieux de dignité humaine et de compassion. Son témoignage rappelle la violence et la déshumanisation inhérentes à l’esclavage, et montre comment ces horreurs implacables défiaient les principes mêmes que beaucoup de sociétés prétendaient chérir.

Ces trois perspectives illustrent la complexité du rôle de la religion dans le contexte de l’esclavage. D’une part, la foi chrétienne a été détournée pour justifier l’injustifiable en offrant une légitimation morale à l’esclavage. Les défenseurs de cette institution ont utilisé des arguments religieux pour présenter l’esclavage sous un jour favorable, masquant ainsi les horreurs et les cruautés associées à cette pratique. En faisant passer l’esclavage pour une institution bénie ou acceptée par la foi, ils ont créé un vernis de piété destiné à dissimuler les souffrances imposées aux esclaves. D’autre part, elle a aussi été une source d’inspiration pour ceux qui luttaient pour la liberté et l’égalité, et un cadre pour dénoncer les tortures infligées aux victimes de la traite.

L’histoire de la religion et de l’esclavage est celle de la violation des idéaux de justice, d’égalité et de liberté, où la foi a servi à opprimer. Ces citations, exposées au Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage à Nantes, invitent à une réflexion sur la façon dont les croyances religieuses ont été instrumentalisées pour justifier l’asservissement des Noirs.

Nantes et la mémoire de l’esclavage 

Entre le 15e et le 19e siècle, plus de 27 233 expéditions négrières ont été recensées au départ des ports européens. Parmi ces expéditions, la France a joué un rôle significatif, avec plus de 4 220 expéditions négrières organisées, déportant ainsi plus de 1 380 000 personnes. Nantes, premier port négrier français au 18e siècle, a à lui seul envoyé plus de 1 800 expéditions, responsables de la déportation de plus de 550 000 personnes. Ces chiffres effroyables révèlent l’ampleur de la participation française dans ce commerce inhumain.

Nantes, avec des villes comme Le Havre, La Rochelle, Bordeaux et d’autres, a contribué à cette entreprise macabre, où armateurs, banquiers, industriels et commerçants ont tiré profit de la souffrance des captifs. Ce commerce a été une source de richesse pour ces villes, mais au prix d’une violence inimaginable subie par des millions d’Africains.

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, grâce en grande partie aux efforts d’abolitionnistes comme Victor Schœlcher, Nantes a tenté de tourner la page de ce passé sombre. Cependant, cette étape fut caractérisé par le silence et l’oubli, une amnésie collective qui dura plus d’un siècle.

Ce n’est qu’à partir des années 1990 que Nantes a véritablement commencé à affronter son histoire. En 1992, l’exposition Les Anneaux de la Mémoire a représenté un tournant significatif dans la reconnaissance du passé négrier de la ville. Elle a attiré plus de 400 000 visiteurs et a offert à Nantes l’occasion de comprendre et d’analyser son histoire. Depuis cet événement, la ville a mis en oeuvre de nombreuses initiatives qui visent à renforcer la mémoire de l’esclavage et à favoriser un dialogue international sur les droits humains.

Nantes s’est ainsi lancée dans un processus de réconciliation avec son passé, jalonné par divers projets locaux et internationaux, tels que les coopérations et jumelages avec des villes africaines et sud-américaines, le soutien à des associations dédiées à la mémoire de l’esclavage ainsi que l’organisation du Forum mondial des droits de l’Homme.

La ville a également consacré des sections au sein de son musée d’histoire pour retracer la traite négrière et ses conséquences, dans le but de renforcer l’éducation et la sensibilisation autour de ce passé. En 2011, l’ouverture de l’Institut des Études Avancées, qui aborde les rapports nord-sud avec une approche nouvelle, ainsi que l’inauguration du Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage, ont été des phases cruciales dans cette démarche. Le Mémorial, en hommage à tous ceux qui ont lutté et luttent encore contre l’esclavage, symbolise la clôture d’un cycle de reconnaissance historique et ouvre un nouveau chapitre centré sur les enjeux contemporains.

Ainsi, cet espace rappelle que la lutte pour les droits humains est loin d’être achevée. En effet, l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT) estiment qu’aujourd’hui encore, entre 200 et 250 millions de personnes sont victimes d’esclavage et de travail forcé, parmi lesquelles une grande part d’enfants. D’autre part, l’esclavage demeure une réalité en Mauritanie et au Soudan. En Mauritanie, malgré son abolition légale, des pratiques d’esclavage traditionnelles continuent d’affecter les Haratines, la communauté noire, qui est encore soumise à des formes d’exploitation et de servitude. Au Soudan, des pratiques similaires touchent également les Noirs, amplifiées par des conflits et des crises humanitaires, notamment dans des régions comme le Darfour. Ces situations montrent la nécessité d’intensifier les efforts pour mettre fin à ces pratiques inhumaines. Les combats pour la dignité doivent être menés avec détermination pour éliminer ces atrocités qui perdurent.

L’engagement de Nantes à affronter son histoire ne se limite pas à des actes de mémoire ; il constitue également un appel à l’action pour promouvoir un présent et un avenir plus justes.

Autrefois premier port négrier de France, la ville est aujourd’hui un symbole de reconnaissance et de lutte contre l’oubli. Le chemin parcouru, de l’amnésie collective à la construction du Mémorial, montre l’importance de se confronter à l’histoire pour en tirer les leçons nécessaires. 

Axel Illary

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