« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
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La traite oubliée des négriers musulmans

L a traite* négrière est logiquement associée au grand trafic transatlantique organisé à partir de l’Europe et des Amériques, qui a conduit à la déportation d’environ 11 millions d’Africains en Amérique. Il faut aussi compter avec deux précédents : d’abord les traites internes, destinées à satisfaire les besoins en main-d’oeuvre de l’Afrique noire précoloniale, soit, si l’on applique les méthodes de Patrick Manning, au moins 14 millions de personnes1. Ensuite les traites « orientales », qui alimentèrent en esclaves noirs le monde musulman et les régions en relation avec ses circuits commerciaux.

Ces traites sont mal connues et difficiles à chiffrer mais selon l’historien américain Ralph Austen2, le meilleur spécialiste de la question, 17 millions de personnes auraient été déportées par les négriers* musulmans entre 650 et 1920.

Au total, les traites orientales seraient donc à l’origine d’un peu plus de 40 % des 42 millions de personnes déportées par l’ensemble des traites négrières. Elles constitueraient ainsi le plus grand commerce négrier de l’histoire. Pourtant, mis à part certains travaux, dont ceux de François Renault, le sujet est à peine effleuré par les chercheurs français. Il existe, en effet, une tendance à dédramatiser le rôle et l’impact des traites orientales, à en minimiser la dureté. Cette « légende dorée » de la traite orientale est d’abord une forme de réaction à la « légende noire » véhiculée par les explorateurs européens de la fin du XIXe siècle qui, dans le but d’abolir la traite en Afrique, ont parfois exagérément noirci la réalité des traites orientales.

La recherche se heurte à des tabous. « Pour le moment , écrivait Bernard Lewis en 1993, l’esclavage en terre d’islam reste un sujet à la fois obscur et hypersensible, dont la seule mention est souvent ressentie comme le signe d’intentions hostiles 3. » Analysant des manuels scolaires du monde entier, Marc Ferro écrivait en 1981, à propos d’un livre de quatrième utilisé en Afrique francophone : « La main a tremblé, une fois de plus, dès qu’il s’agit d’évoquer les crimes commis par les Arabes […] alors que l’inventaire des crimes commis par les Européens occupe, pour sa part, et à juste titre, des pages entières 4… »

Ce déni s’explique enfin par des raccourcis idéologiques dépassés : la « solidarité » affichée entre pays d’Afrique noire parfois musulmans et monde musulman, tous marginalisés à l’époque de la bipolarisation Est-Ouest, ou le sentiment de ne faire qu’un seul dans un « Sud » défavorisé, par opposition à un « Nord » développé.

Parmi les nombreux facteurs qui ont contribué à minorer l’ampleur des traites orientales, certains tiennent à l’histoire. La colonisation de l’Afrique noire par l’Europe ayant suivi d’un petit demi-siècle la fin du trafic atlantique, les deux événements sont parfois assimilés. Inversement, l’influence des pays d’islam, pourtant parfois plus profonde que celle de l’Europe, fut plus diffuse et souvent plus intériorisée.

Il est vrai aussi que la traite orientale était moins visible : elle se déroulait en partie à l’intérieur du continent africain alors que le trafic occidental faisait passer les esclaves d’un continent à un autre ; les caravanes de captifs transportaient parfois d’autres « produits » ; le voyage par voie de mer était, sinon inexistant, du moins beaucoup moins ostensible. Par ailleurs, les esclaves* étaient dispersés au sein de vastes territoires.

Ajoutons, avec Janet J. Ewald, que l’esclavage ne préoccupa pas autant les intellectuels orientaux que les penseurs européens et américains des XVIIIe et XIXe siècles5. En Occident, c’est initialement le mouvement abolitionniste qui poussa à étudier « l’infâme trafic ». Or si la question de la légitimité de l’esclavage fut parfois débattue dans le monde musulman, elle ne donna jamais lieu à l’émergence d’un véritable mouvement abolitionniste.

Revenons à la question des chiffres. L’histoire quantitative des traites orientales n’a vraiment débuté qu’à la fin des années 1970, dix ans après celle qui touche aux traites occidentales. De plus, les données statistiques disponibles se fondent davantage sur une critique de sources de seconde main que sur des archives.

On doit procéder par recoupements, utiliser les chiffres connus sur le nombre d’esclaves noirs incorporés dans les armées d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient une cinquantaine de sources différentes, pour la période comprise entre le IXe et le XIVe siècle, mettre à profit les récits de l’époque, ou établir des projections mathématiques évaluant le nombre d’arrivées annuelles en fonction du nombre d’esclaves répertoriés dans certaines villes et de leur taux de mortalité supposé sur place.

Mais, même incertaines, les estimations, sans cesse affinées par Ralph Austen, donnent une idée des effectifs globaux d’Africains déportés à travers le Sahara, la mer Rouge et l’océan Indien depuis le haut Moyen Age, ainsi que du rythme des traites.

Ce qui frappe, outre l’ampleur de ce commerce, c’est son exceptionnelle longévité treize siècles, sans interruption. A leur maximum au XIXe, à l’époque où de nombreuses guerres saintes jihads pourvoyeuses en captifs secouaient l’Afrique occidentale et où l’essor du système de la plantation à Zanzibar suscita d’importants flux négriers, les traites orientales commencent dès le VIIe siècle. L’esclavage était alors une institution bien établie, et la constitution d’un vaste empire musulman ne pouvait qu’accroître les besoins en main-d’oeuvre.

LA LÉGENDE DE CHAM

La loi musulmane interdisant d’assujettir les musulmans, on amena les captifs des pays slaves, du Caucase et d’Asie centrale mais surtout de régions au sud du Sahara. Les Africains étant, de loin, les plus nombreux, il se produisit une progressive dévalorisation de l’image des Noirs, assimilés à la figure de l’esclave. Cette dévalorisation servit objectivement à légitimer la traite dont les sociétés esclavagistes avaient besoin.

Pour cela, on eut recours à des arguments à la fois racistes et religieux. On prétendait que l’insuffisante organisation de leur cerveau faisait d’eux des êtres naturellement gais, d’autant plus propres à être mis au travail forcé. On utilisa la légende biblique de Cham, pourtant dénuée à l’origine de tout préjugé de couleur, pour prétendre que les Noirs descendaient de Cham, dont la descendance avait été maudite par son père Noé.

La traite n’est pas justifiée par le Coran, qui ne fait aucune mention de race ou de couleur. Il est donc inexact de parler de « traites musulmanes » : renvoyant à un registre plus neutre, l’expression « traites orientales » est mieux appropriée.Néanmoins, l’apparition puis l’essor d’une traite négrière d’une telle ampleur posa à certains des problèmes moraux : était-il légal d’acheter ou de vendre des esclaves s’ils étaient musulmans ? Au XVe siècle, pour Al-Wansharisi, juriste marocain rompu à la casuistique, peu importait que les captifs se soient convertis à l’islam : l’esclavage était une « humiliation » due à l’incroyance « présente ou passée ». Au XVIe siècle, un autre juriste, Ahmed Baba, Noir razzié par les Marocains, déclarait que la traite était « une des calamités de notre époque » . Mais cet ancien captif ne fut pas entendu.
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Fri, 05 Mar 2021 15:17:00 +0100

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La Dépêche d'Abidjan

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