« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP

Racisme anti-Noirs au Maghreb : dévoilement(s) d’un tabou

« Je suis africain
Je suis africain, du Nord au Sud
Je suis africain, dedans comme dehors
Je suis africain, je n’ai pas le rythme dans la peau
Je suis africain, un albinos afro. »
Rachid Taha, « Je suis africain » (posthume)
« La pire des négrophobies, moi je l’ai subie au Maghreb
M’appelle pas “khouya” : on sait qu’vous êtes racistes
Et aucun Nègre n’oubliera que les Arabes étaient esclavagistes. »
Youssoupha et Médine, « Blokkk identitaire » (2013)
Du darija populaire des rues de Casablanca aux contes de tradition orale kabyle, l’imaginaire linguistique maghrébin construit un système de valeurs qui oppose personne blanche et personne noire. Ainsi, dans l’usage courant, la langue arabe désigne la personne blanche par le terme « », qui signifie « libre ». En revanche, la personne noire est désignée par les termes « 3abed »/ « abid » ou « oussif » qui signifient « esclave ». À travers cet usage, ce qui remonte, c’est l’héritage d’un passé esclavagiste pourtant enfoui dans les tréfonds du déni et du tabou au Maghreb.
Cet article s’intéresse aux dispositifs de dévoilement d’un tabou fondateur des sociétés du Maghreb, qu’il s’agisse d’un essai, d’un tweet ou d’une loi. En remontant le fil des douze dernières années, on examinera les liens de causalité entre l’héritage de la traite arabo-musulmane et la naissance d’un racisme anti-Noirs systémique au Maghreb. On examinera aussi les contradictions qui encadrent l’imaginaire collectif, les discours et les représentations. Comment justifier l’esclavage et le racisme, pourtant interdits dans l’islam ? Comment concilier africanité et arabité, si on considère qu’elles n’appartiennent pas au même territoire ? Comment reconnaître la citoyenneté des Noirs maghrébins, toujours vus comme des descendants d’esclaves ? On observera comment les dispositifs de dévoilement s’emparent de ces contradictions, en particulier dans le cas des campagnes de sensibilisation au racisme anti-Noirs.
Quand il est question du racisme anti-Noirs au Maghreb, la presse comme la littérature dédiée s’intéressent plus à l’expérience des personnes migrantes subsahariennes au Maghreb qu’à celle des personnes noires maghrébines. Cet article ne privilégie pas une expérience sur l’autre. Mais il faut néanmoins rappeler que, dans l’espace public, les migrants subsahariens sont plus vulnérables ; les femmes et les enfants en particulier. Parce qu’ils sont criminalisés dans l’imaginaire populaire maghrébin, les migrants se confrontent à toutes formes de violences : attaques armées, rixes, assassinats ou viols. À cela s’ajoute l’externalisation de la frontière européenne qui oblige les pays du Maghreb à contrôler, souvent pour le pire. L’Algérie par exemple, qui compterait 150 000 personnes migrantes subsahariennes sur son territoire, a inscrit l’immigration illégale au pénal. La peur d’être inculpées dissuade donc les personnes migrantes de porter plainte pour violences. Cela même si le racisme est pénalisé en Tunisie (depuis 2018) comme en Algérie (depuis 2020). Or, sans plaintes, pas de statistiques sur les agressions racistes, et donc, pas de débat public. C’est aussi tout un système d’exploitation esclavagiste qu’on ne remet pas en question.

Pour finir, cet article s’inspire d’une enquête sur le racisme anti-Noirs au Maghreb que nous avons diffusée sur le réseau social Facebook en juin 2020. Les 86 répondants, âgés de 18 à 51 ans et résidant au Maghreb, apportent un point de vue qui compense l’absence de ressources arabophones et amazighophones (auxquelles nous n’avons pu avoir accès). Ainsi, pour la totalité des répondants, le racisme anti-Noirs au Maghreb s’explique par la persistance du tabou sur la traite arabo-musulmane.

La question noire au Maghreb : l’alibi des causes communes

Le racisme au Maghreb n’est pas un reliquat du colonialisme. Il ne peut être appréhendé qu’en prenant la pleine mesure des effets que des siècles de traite arabo-berbère ont eus, d’autant que des pratiques voisines perdurent en Mauritanie et en Libye, comme l’ont révélé en 2017 les images des journalistes de la chaîne CNN. Des travaux comme L’Afrique noire précoloniale de Cheikh Anta Diop [1987], portant sur cette histoire faite de razzias, de déportations massives et de pratique systématique de la castration par les négriers arabo-berbères, nous rappellent que cette immense entreprise de déshumanisation ne s’est pas faite sans résistances et nous aident à comprendre la persistance d’une négrophobie systémique au Maghreb.

Dans sa tribune « Négrophobie, les damnés du Maghreb » parue dans le magazine Orient XXI en août 2020, l’essayiste Rafik Chekkat invite à lever le tabou qui pèse sur l’héritage de la traite arabo-musulmane au Maghreb. Cet appel au devoir de mémoire se confronte, encore en 2020, à l’alibi des causes communes : fraternité musulmane, fraternité anticoloniale et fraternité afro-amazighe prouvent à l’unisson qu’il n’y a pas de racisme anti-Noirs au Maghreb.

Longue durée d’un « Génocide voilé »

En 2008, l’économiste et anthropologue franco-sénégalais Tidiane N’Diaye est l’auteur du Génocide voilé[2008], nommé au prix Renaudot Essai 2008. Sous la forme d’une enquête historique, l’ouvrage revient sur l’antériorité et la longue durée de la traite arabo-musulmane sur le continent africain, qui s’ouvre en 652 avec le traité de Bakht qui garantit au royaume nubien – alors en pleine islamisation – la paix et le maintien du commerce avec l’Égypte en échange d’esclaves. Pour Tidiane N’Diaye, la traite transsaharienne a perduré depuis sans discontinuer, de l’antique Nubie au Darfour contemporain :

[Tout] a commencé là, au Darfour, et cela n’a apparemment jamais cessé. C’est le mépris des Arabes pour les Noirs qui continue de s’y manifester cruellement aujourd’hui encore par une pratique de l’esclavage à peine dissimulée et par un véritable nettoyage ethnique.

[N’Diaye, 2008, p. 27]

La raison d’une telle permanence est, pour l’essayiste, celle-là même qui explique l’occultation de la traite transsaharienne : le silence des intellectuels du monde arabo-musulman du viie au xxe siècle, ou a contrario une prise de parole à l’image de la célèbre formule de l’historien arabe Ibn Khaldûn, qui témoigne d’une construction intellectuelle du racisme anti-Noirs antérieure à la pénétration d’une idéologie coloniale française en Afrique du Nord : « Il est vrai que la plupart des nègres s’habituent facilement à la servitude ; mais cette disposition résulte, ainsi que nous l’avons dit ailleurs, d’une infériorité d’organisation qui les rapproche des animaux bruts.

C’est une idéologie raciste sui generis, qui s’engendre d’elle-même, où la hiérarchisation des races répond à l’impératif utilitariste de justifier, maintenir et renforcer le système esclavagiste arabo-musulman. Salué par la critique comme une prise de parole courageuse et polémique, Le Génocide voilé nous dit que non, l’esclavage comme le racisme anti-Noirs n’est pas une invention de l’Occident.

Partant, Tidiane N’Diaye pousse plus loin son enquête et rend compte, par le biais d’une approche statistique et comparatiste, de l’ampleur catastrophique d’une traite transsaharienne qui s’apparente à un « génocide voilé » bien plus coûteux en vies humaines que ne l’a été la traite transatlantique occidentale. Dans un double geste de dévoilement, Tidiane N’Diaye requalifie en mesurant la catastrophe à l’aune d’un « génocide » programmé par « castration massive ». On compterait dès lors 70 millions de descendants pour 9 à 11 millions de déportés lors de la traite transatlantique, contre 1 million de descendants pour 17 millions de déportés lors de la traite arabo-musulmane. Des chiffres édifiants, voire étonnants. Un étonnement qui s’explique, selon Tidiane N’Diaye, par le silence complice et solidaire du monde musulman noir et arabe :

Il est donc difficile de ne pas qualifier cette traite de génocide des peuples noirs par massacre, razzias sanglantes puis castration massive. Chose curieuse pourtant, très nombreux sont ceux qui souhaiteraient la voir recouverte à jamais du voile de l’oubli, souvent au nom d’une certaine solidarité religieuse, voire idéologique. C’est en fait un pacte virtuel scellé entre les descendants des victimes et ceux des bourreaux qui aboutit à ce déni.

[N’Diaye, 2008, p. 271]

Près de dix ans après la parution du Génocide voilé, Tidiane N’Diaye conclut son livre à rebours dans les colonnes du Monde Afrique, dénonçant une négrophobie systémique au Maghreb qu’il reviendrait désormais à la psychanalyse d’explorer…

[Le panafricanisme] est une utopie ! Dans l’inconscient des Maghrébins, cette histoire a laissé tellement de traces que, pour eux, un « Nègre » reste un esclave. Ils ne peuvent pas concevoir de Noirs chez eux. Regardons ce qui se passe en Mauritanie ou au Mali, où les Touaregs du Nord n’accepteront jamais un pouvoir noir. Les descendants des bourreaux comme ceux des victimes sont devenus solidaires pour des raisons religieuses.

Du panafricanisme à l’unité nationale : les sirènes des indépendances

En 2019 paraît l’ouvrage Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers de l’Américaine-Algérienne Elaine Mokhtefi – militante anti­colonialiste et épouse d’un ancien membre de l’ALN (Armée de libération nationale). Cinquante ans après le Festival panafricain d’Alger de 1969, immortalisé à l’écran par l’Américain William Klein, le livre d’Elaine Mokhtefi réactive le mythe d’Alger « Mecque des révolutionnaires » qui remonte aux années 1920.

En effet, dès les années 1920, le fondateur du MNA (Mouvement national algérien), Messali Hadj, associe au projet indépendantiste algérien la libération de toutes les colonies africaines, et s’engage contre les campagnes mussoliniennes en Éthiopie. En 1962, le monde entier a les yeux rivés sur l’Algérie indépendante, qui a prouvé sa capacité à mener une guerre de libération contre une armée coloniale. Les présidents Ben Bella puis Boumédiène prolongent à leur manière le projet décolonial panafricaniste de Messali Hadj. L’Algérie va donc s’allier aux mouvements de libération des pays africains, en accueillant par exemple Nelson Mandela et l’armée de l’ANC (African National Congress) pour une formation militaire auprès du FLN. En 1969, le mythe se cristallise autour du Festival panafricain d’Alger. Entre deux concerts de Miriam Makeba ou de Nina Simone, on croise dans les rues de la capitale les activistes du Black Panther Party, Che Guevara ou Amilcar Cabral.

Dans son ouvrage, Elaine Mokhtefi convoque par ailleurs l’incontournable figure du psychiatre et théoricien anticolonialiste Frantz Fanon. Or l’anticolonialisme fanonien est lui aussi vecteur de mythes. De Peaux noires, masques blancs [1952] à L’An V de la Révolution algérienne [1959], Fanon n’aborde jamais la question du racisme anti-Noirs en Algérie. Chez lui, l’Algérie est systématiquement perçue à travers les mécanismes d’oppression qu’elle subit de la part de l’oppresseur colonial. Dépossédée de son histoire précoloniale, l’Algérie représente à elle seule l’histoire héroïque des luttes décoloniales et l’héritage destructeur d’un « trauma colonial.

Une telle vision interroge l’hypothèse d’un romantisme fanonien forcé de passer sous silence l’existence d’un racisme anti-Noirs hérité d’un passé esclavagiste – ce racisme-même dénoncé par Fanon quand il est question de l’Europe. Le mythe fanonien, c’est celui qui exclut l’idée ambiguë d’un opprimé qui serait aussi oppresseur. Les mythes encore très vivants d’une Algérie panafricaniste et anticolonialiste ont donc fait écran, à l’indépendance, à la reconnaissance d’un racisme anti-Noirs structurel dans la société algérienne.

Les indépendances du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie marquent aussi l’urgence d’emprunter la voie de l’autodétermination et de la souveraineté. À l’unisson, les jeunes États indépendants maghrébins écrivent les premières pages d’un roman national fondé sur l’unité nationale, entre nationalisme arabe et panarabisme, voire panislamisme ; masquant de fait les questions complexes des présences noire, amazighe (du Rif à la Kabylie) et juive au Maghreb. Ainsi, dès 1956, les fondements de la construction nationale marocaine imaginés dans les années 1930 – islam, langue arabe et monarchie alaouite – trouvent leurs propres limites. Malgré la réunification territoriale et administrative des anciens protectorats français et espagnol et de la zone internationale de Tanger, des divisions persistent, héritées de l’époque coloniale ou plus anciennes. Dès les années 1970, persistance du tribalisme et coups d’État contre la monarchie d’Hassan II fragilisent la possibilité d’un projet citoyen commun. Pour la politologue Eva Cantat,

il est probable que l’histoire de la construction nationale marocaine ait reposé sur un important travail d’oubli : l’oubli de ce qui divisait, dispersait et fragmentait ce peuple marocain si pluriel et divers. […] Pour que ce processus d’oubli se produise au Maroc, il a fallu trouver une cause commune autour de laquelle la population allait pouvoir se fédérer : le territoire a joué à cet égard un rôle déterminant.

La théorie istiqlalienne du Grand Maroc diffuse alors dans l’imaginaire cartographique marocain la mythologie d’un « vrai Maroc » à restaurer, lequel recouvrirait l’ouest du désert algérien, le nord du Mali et toute la Mauritanie. L’identification nationale est enfin au rendez-vous. S’ensuivent la guerre des Sables de 1963 contre l’Algérie, et la Marche verte de 1975 contre l’Espagne. L’oubli programmé d’une diversité marocaine face à l’urgente stabilisation d’une unité nationale, c’est aussi le refoulement programmé de la question noire au Maroc.

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La Dépêche d'Abidjan

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