Jean Birnbaum : « Au nom de quoi la gauche peut-elle leur dénier tout rapport au religieux ? »

La gauche est incapable de penser le religieux. Notre société sécularisée depuis des années considère les djihadistes comme des fous ou comme des jeunes marqués par la crise. Pourtant, c’est bien la religion, en tant que force politique, qui les pousse à rejoindre Daech. Et la gauche est désarmée face à cette réalité. C’est ce qu’explique Jean Birnbaum dans son ouvrage Un silence religieux, la gauche face au djihadisme (Seuil).

Charlie Hebdo : Après chaque attaque terroriste, la plupart des voix de gauche répètent que ça n’a « rien à voir avec l’islam ». Vous, vous dites, si, c’est bien lié à l’islam… Pourquoi ?

Jean Birnbaum : Ceux qui commettent ces attentats se réclament sans cesse de Dieu. À Paris comme à Nairobi, ils s’inscrivent dans une communauté de mots et de gestes. Au nom de quoi la gauche peut-elle leur dénier tout rapport au religieux ? Il y a là une forme de condescendance. Pour expliquer le djihadisme, on invoque les inégalités sociales, la géopolitique, Internet… Bien sûr, ces facteurs comptent, mais si on évacue la religion comme causalité spécifique, on manque un aspect essentiel. Quand Hollande ou certains intellectuels martèlent ce discours, que je nomme « rien-à-voiriste », ils pensent prévenir l’amalgame entre islam et terrorisme. L’intention est louable, bien sûr. Mais, en réalité, ils plantent un couteau dans le dos de ces intellectuels musulmans que l’islamologue Rachid Benzine a appelés les « nouveaux penseurs de l’islam ». Ceux-là savent bien que le djihadisme n’est pas sans rapport avec l’islam, ils essayent de sous- traire leur religion aux fanatiques qui veulent en faire une doctrine sanglante. L’urgence n’est pas de les prendre à revers, mais de les épauler.

Pourquoi la gauche est-elle gênée sur ce rapport à la religion, comment expliquez-vous ce « silence religieux »?

La gauche française s’est largement construite sur le refoulement du religieux. L’émancipation, pour elle, c’est d’abord l’émancipation à l’égard du religieux. Marx lui-même prenait en compte la religion comme force autonome. Il a écrit : « La critique de la religion est la condition de toute critique. » Aujourd’hui, qui fait sérieusement la critique de la religion ? Il ne suffit pas de dire « la burqa, c’est mal ». Il faut prendre au sérieux cet univers-là, la façon dont les textes polarisent le rapport du croyant au réel, à la vie. Le travers d’un certain laïcardisme, c’est de renforcer ce qu’il prétend combattre : en ignorant le réel du croyant, on nourrit la violence des fanatiques.

Qu’entendez-vous par « laïcardisme » ? La gauche n’a-t-elle pas justement vocation à remettre la religion à sa place ?

Pour remettre quelque chose à sa place, encore faut-il lui en accorder une, de place. Il faut bien sûr veiller à ce qu’aucune religion ne mette la main sur l’espace public. Il ne s’agit pas d’accepter des horaires différents dans les piscines municipales, par exemple. Il y a des principes républicains, l’égalité des sexes en fait partie, et aucune croyance spirituelle ne peut l’emporter sur ces principes. Mais prétendre éradiquer la religion de l’espace public, voilà un périlleux fantasme.

Vous retracez quelques épisodes d’un « silence » de la gauche face à la religion. À commencer par le FLN, qui lutte pour l’indépendance de l’Algérie…

Je l’ai découvert récemment. Il y a encore quelques années, si on m’avait dit que le FLN avait placé la religion au cœur de sa lutte, je me serais indigné ; pour moi, c’était une révolution avant tout socialiste et marxiste. En 1995, l’historien Pierre Vidal-Naquet, grande figure du combat anti-colonialiste, confiait avoir longtemps ignoré le rôle de l’islam dans le nationalisme algérien. Le FLN ne prétendait pas instaurer une théocratie, mais, pour lui, la nation était d’abord une communauté de croyants. Quand un homme ralliait la cause, on disait : « Il a commencé à faire ses prières. » Les militants de gauche qui s’en sont aperçus pensaient qu’il y avait là un « archaïsme » qui disparaîtrait avec l’indépendance et le socialisme, comme par enchantement. Les Français qui sont restés en Algérie ensuite pour y construire le socialisme, et qu’on a appelés les « pieds-rouges », ont dû avaler bien des couleuvres. À l’époque, déjà, l’obsession était de ne pas « faire le jeu » de l’extrême droite…

Lire la suite sur charliehebdo.fr

0

Laisser un commentaire

Nous utilisons des cookies afin de vous offrir la meilleure expérience possible sur notre site Web. En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez notre utilisation des cookies.
Accepter
Refuser
Privacy Policy