« Quiconque tient l'histoire d'un peuple tient son âme, mais quiconque tient la spiritualité d'un peuple le contraint à vivre sous le joug d'une servitude éternelle. »

Cheikh Anta DIOP
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France – Présidentielle 2012 : le nationalisme ethnique de Marine Le Pen

Samedi, Marine Le Pen était en meeting à Ajaccio. Il est bien loin, le temps où Jean-Marie Le Pen semblait « interdit de séjour » en Corse. Dans les années quatre-vingt dix, en effet, le père se voyait empêcher de débarquer dans l’île par les nationalistes, aux cris de « I fascisti fora ! » (« Les fascistes dehors ! »). D’où cette légende, selon laquelle le Front national n’aurait jamais prospéré de ce côté-là de la Méditerranée…

En réalité, comme le rappelait le mensuel Corsica dans son numéro d’avril 2007, à l’occasion de la présidentielle précédente, son score insulaire s’est toujours révélé « en ligne » avec celui réalisé sur le Continent. Au second tour du scrutin de 2002, face à Jacques Chirac, Jean-Marie Le Pen atteint même en Corse 20,2 %, alors que sa moyenne pour la France entière est de 17,85 % !

C’est que l’extrême-droite, que ce soit Jean-Marie Le Pen hier ou sa fille aujourd’hui, peut s’appuyer sur un terreau idéologique présent dans l’île comme ailleurs, y compris chez certains autonomistes et chez certains indépendantistes. Mais pour saisir l’ambiguïté de la situation, il faut éclaircir au préalable la polysémie des mots « nation », « national », et « nationalisme »…

Universalisme et ethnicisme

La nation, historiquement représente d’abord une valeur progressiste.

A partir du XVIIIe siècle, s’y référer consiste à rejeter l’absolutisme royal et à mettre en avant le bien commun, au-delà des intérêts particuliers. Lorsque la Corse s’affranchit de la tutelle génoise et devient indépendante, en 1755, Pascal Paoli, un homme formé à l’école des Lumières, la dote ainsi d’une Constitution fondée sur l’idée d’« un peuple légitimement maître de lui-même ». Et D’Holbach, dans l’Encyclopédie, écrit :

« Dans un Etat despotique, le chef de la nation est tout, la nation n’est rien ; la volonté d’un seul fait la loi, la société n’est point représentée. »

En 1789, les révolutionnaires français s’inscrivent dans ce fil conceptuel en transférant le lieu de la souveraineté du monarque vers la nation. C’est l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :

« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »

Dans une telle perspective, la nation désigne l’association politique qui détient légitimement l’autorité dans une république, au sens où l’entend Rousseau dans son Contrat social. Elle possède alors une dimension universaliste, dans le sens où le citoyen ne se définit pas par son origine ou par ses mœurs, mais par sa participation à un projet collectif. Il s’agit d’une communauté de destin qui assure l’égalité de tous devant la loi. La nation, cependant, peut également renvoyer à une conception ethniciste de l’identité.

Elle repose cette fois sur l’identification d’un groupe humain qui se confondrait avec une communauté de langue et de culture.

L’ethnicisme, à cet égard, met en avant le « droit du sang », bien qu’illusoire, comme critère d’appartenance exclusif. Il tend à rejeter les individus qu’il ne reconnaît pas comme « identiques », et il les discrimine en les étiquetant « étrangers » ou « allogènes ». Pour lui, ces derniers sont inassimilables à la « nation naturelle ». Ils menacent sont homogénéité (même si elle est fantasmée), et ils doivent par conséquent être dénoncés en fonction de critères tels que l’origine, la pratique religieuse, la langue maternelle, voire la couleur de la peau.

Le nationalisme d’extrême-droite, à la différence de celui qui privilégie l’association politique, est foncièrement conservateur. Il relève d’une idéologie fascisante qui exacerbe un sentiment d’appartenance teinté de xénophobie. Il peut aller jusqu’à enfermer l’individu dans un stéréotype fixé selon la « race ». Au moment de l’affaire Dreyfus, Barrès assurait de cette façon :

« […] Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race. »

Or, justement, dans La France politique, XIXe-XXe siècle (Seuil, 2003), l’historien Michel Winock montre comment Jean-Marie Le Pen fait figure de continuateur d’une telle tradition identitaire :

« […] Tout comme Barrès, Le Pen juge improbable, voire impossible, l’assimilation de ces nouveaux venus : “Les Immigrés ne veulent pas s’intégrer” titre National Hebdo (1er juin 1995), qui ne cesse de reprendre le thème de “notre droit à la différence, à notre spécificité, à notre identité”. Quant au métissage, réalité historique et démographique de la nation française, Le Pen le dénonce comme un effet mortel d’une mondialisation qui altère la qualité génétique de la population. […] »

Si l’universalisme regarde vers l’avenir et rassemble les citoyens dans un projet fondé sur l’intérêt public, l’ethnicisme, lui, se révèle au contraire obsédé par le passé et par une « pureté » supposée des origines. L’altérité lui fait peur, et l’autre devient son bouc émissaire, surtout en période de crise.

Le nationalisme corse et ses ambiguïtés

Le nationalisme corse n’échappe pas à cette dichotomie.

Dans La Corse et l’idée républicaine (L’Harmattan, 2006), j’ai montré que les nationalistes de la première heure, quoi qu’on pense de leurs méthodes, portent essentiellement des revendications qui touchent au bien commun. Alors que l’Etat maintient l’île dans un rapport inégalitaire avec le Continent, tant sur le plan de la culture que sur celui de l’éducation, ils dénoncent effectivement le clanisme et les élections truquées ou, pour le dire autrement… un manque d’Etat de droit. Ils s’insurgent encore contre le scandale des « boues rouges », lorsque la société italienne Montedison, au début des années soixante-dix, déverse des produits toxiques dans la mer, à quelques encablures des côtes. Ils obtiennent du reste la réouverture de l’université de Corte en 1981 (fermée depuis l’annexion française de 1769), à une époque où on ne pouvait pas poursuivre d’études supérieures quand on n’avait pas les moyens de s’exiler à Nice ou à Aix-en-Provence…

Toutefois, on ne peut ignorer non plus qu’il existe au sein même des mouvements autonomistes et indépendantistes, et cela depuis leur résurgence dans la seconde moitié du XXe siècle, la tentation d’un glissement vers le nationalisme ethnique. Or, c’est bien cette convergence avec les thématiques des extrême-droites européennes qui semble finir par s’imposer dans leur discours.

Il suffit de lire la libre opinion publiée ce mois-ci dans Corsica par Denis Luciani, sous le titre Peuple, langue et citoyenneté, pour s’en convaincre. Ce militant de Femu a Corsica, l’aile nationaliste dite « modérée », révèle dans ce texte son manque… de « modération ». Il s’y livre à une lecture ethnicisante de la démographie insulaire sur les 50 dernières années, qui se réfère à l’« ascendance corse par le jus sanguis », et qui suggère à chaque ligne qu’une partie de la population locale ne saurait être reconnue comme « corse » :

« Entre 1962 et 1975, écrit-il, la population passe de 170000 a 225000 personnes soit 55000 habitants de plus de 13 ans (environ 20000 Rapatriés [d’Algérie], 20000 Maghrébins, plus vraisemblablement une dizaine de milliers de Français continentaux). […] C’est le début de la décorsisation de l’île. Celle-ci est principalement la résultante de l’apport de populations allogènes qui ne vont que partiellement s’intégrer au peuple corse. »

Un discours que n’auraient renié ni Barrès ni Le Pen, puisqu’il n’est que la transposition au niveau de la Corse de leur analyse pour la France : le peuple corse, à l’instar de la « nation naturelle », est en danger, et menacé de disparition par un apport de population inassimilable. Agiter la nécessité d’une « sauvegarde », dans une telle optique, débouche logiquement sur la promotion de politiques natalistes.

Denis Luciani ajoute par exemple : « Il faut une politique de la famille en Corse, une politique nataliste qui permette d’avoir un solde naturel positif ». Etant entendu que les « étrangers » ne sont pas inclus dans ce programme, puisqu’il précise juste avant : « Il y a un solde naturel catastrophique, si l’on enlève les populations immigrées à la natalité plus forte, cumulé avec un nombre record d’avortements ».

La « sauvegarde », chez les ethnicistes de toutes les époques, sert également à justifier les mesures discriminatoires. En 1935, c’est au nom de la « protection du sang allemand » que les lois de Nuremberg excluent certains citoyens de l’accès à la propriété et aux emplois, parce qu’ils sont Juifs.

De Barrès à Marine Le Pen, en passant par Maurras et Brasillach…

Aujourd’hui, si le Front national a du mal à percer en Corse lors des scrutins locaux, contrairement à ce qui se passe à l’occasion des présidentielles, ce n’est pas parce que ses idées n’auraient pas de prise dans l’île. Mais tout simplement parce qu’on les retrouve déjà chez certains nationalistes, même s’ils s’en défendent. D’où les propositions qu’ils tentent de faire passer à l’Assemblée de Corse, avec suffisamment d’habileté pour les motiver par des arguments « consensuels », en vue de la création d’une « citoyenneté » à plusieurs vitesses.

En 2011, sous couvert de lutter contre la spéculation immobilière, il était question d’imposer 10 ans de résidence dans l’île avant de prétendre accéder à la propriété. Une façon de restreindre les droits d’une partie de la population, en raison de son origine géographique, tout en entretenant l’amalgame entre « allogènes » et « spéculateurs ».

En 2012, la grande affaire semble être la « co-officialisation » de la langue corse. Au prétexte de défendre une langue régionale ou minoritaire, le but étant d’abord de disposer d’un moyen juridique pour exiger la compétence « langue corse » à l’embauche, comme l’expliquait le chef de file de Corsica Libera au moment de déposer une motion allant dans ce sens. Donc d’appliquer la « préférence nationale » en « corsisant » les emplois, et de signifier à certains des 300000 insulaires qu’ils ne sont pas Corses à part entière.

Ces nationalistes-là auront toujours du mal à accepter qu’un champion corse d’athlétisme s’appelle Mourad Amdouni. De la même manière que certaines voix sur le Continent ne se sont jamais faites à l’idée qu’on puisse s’appeler Zinedine Zidane et jouer en équipe de France de football un soir de juillet 1998…

A cet égard, ils ne se définissent pas tant pas leur attachement à la Corse, que par leur inscription dans un fil qui court de Barrès à Marine Le Pen, en passant par Maurras et Brasillach. Un fil idéologique qui les éloigne en outre des Lumières, des philosophes et de Pascal Paoli. Quoi qu’ils en disent…

Mais Marine Le Pen, elle, n’a-t-elle pas changé ? Il faut être naïf pour se laisser prendre au piège de la « dédiabolisation » du Front national.

Certes, elle se réapproprie le mot « république ». Et ce dernier, en réalité, n’offre nulle garantie démocratique. Il signifie seulement qu’un être collectif se gouverne lui-même, sans préjuger de la nature du lien tissé entre ses membres. L’Afrique du Sud s’est constituée en république en 1961 pour sortir du Commonwealth… et poursuivre sa politique d’apartheid (abolie en 1991).

Elle se réapproprie aussi le mot « laïcité »… pour mieux se focaliser sur le danger islamiste, et occulter le fait qu’elle peut également être bafouée par l’intégrisme qui se réclame du christianisme. Le 17 novembre 2011, deux syndicats étudiants nationalistes qui sévissent à l’université de Corte, s’en sont ainsi pris à Anthony Limelette, inscrit dans la filière Arts du spectacle. Son blasphème ? L’affiche qui conviait l’ensemble du campus à son exposition intitulée Histoire d’une absence, et qui représentait un sexe d’homme entouré d’un chapelet. Il n’en fallait pas davantage aux inquisiteurs du lieu pour crier à « l’insulte aux valeurs de la Corse et de la religion » (voir ma note http://generation69.blogs.nouvelobs.com/archive/2011/12/04/les-talibans-prendraient-ils-le-pouvoir-a-l-universite-de-co1.html).

Elle s’adresse enfin régulièrement aux « Français ».

A tous les « Français », vraiment ? Ce n’est pas suffisamment relevé par les observateurs, mais Marine Le Pen propose en même temps de remettre en cause le droit du sol… Tout comme pour Denis Luciani concernant la Corse, il convient dès lors de comprendre que, pour elle, certains Français le sont moins que d’autres ; et que son projet de société est de privilégier le jus sanguis afin de discriminer sur des critères ethniques les « purs » des « allogènes »…

En 2012 comme en 2002, une vigilance citoyenne s’impose.

Hasards du calendrier, on signalera pour finir que, pendant que Marine Le Pen tenait meeting au palais des Congrès d’Ajaccio, l’espace Diamant, qui se situe quelques centaines de mètres plus loin recevait lui la Tunisienne Souhayr Belhassen, figure de la résistance contre Ben Ali, et présidente de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Et que la Corse, évidemment, ne se réduit pas plus au nationalisme ethnique que la France au Front national. Des associations telles que la Ligue des droits de l’homme (LDH) ou Ava Basta y sont bien implantées, et y combattent tout autant qu’ailleurs ce qui peut faire le lit de la xénophobie.

Daniel Arnaud,

Auteur de La République a-t-elle encore un sens ?, L’Harmattan, 2011.

http://www.amazon.fr/Republique-encore-Ouverture-philosophique-ebook/dp/B005QL8EGK

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Tue, 20 Mar 2012 14:22:00 +0100

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La Dépêche d'Abidjan

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