Shlomo Sand : “Le postulat sioniste qui est à l’origine de cet État repose sur le mythe selon lequel la terre d’Israël appartient aux juifs”

Dans “Comment la terre d’Israël fut inventée” (Flammarion), l’historien de Tel-Aviv s’attaque à l’idée fondatrice de l’imaginaire sioniste. Polémique en vue.

Le Point : Dans votre précédent livre, vous expliquiez que le peuple juif est une invention. Aujourd’hui, vous vous en prenez à l’idée d'”Eretz Israël” (la terre d’Israël). D’où vient cette rage qui vous pousse à déconstruire l’imaginaire de la collectivité à laquelle vous appartenez, l’Etat d’Israël ?

Shlomo Sand : Ma rage, comme vous le dites à juste titre, vise les fondements judéo-centristes et ethnocentristes d’Israël, qui compromettent son avenir. Elle est donc redoublée par une profonde inquiétude. Je vis au Proche-Orient, et je veux croire que mes enfants et petits-enfants y vivront aussi : en effet, bien que je ne sois pas sioniste, j’espère qu’Israël me survivra. Si mes parents n’ont pas perdu espoir dans l’Europe des années 40, les “anges de l’Histoire” qui m’accompagnent ne m’ont pas autorisé à désespérer.

Ce n’est pas de l’avenir mais du passé que traite votre livre. Que la terre d’Israël promise par Dieu aux Hébreux soit un mythe et pas une vérité historique, d’accord, mais la belle affaire ! Tous les peuples, toutes les communautés humaines se nourrissent de mythes.

Encore faut-il savoir que ce sont des mythes. Petite, vous avez peut-être cru que les bébés étaient apportés par les cigognes. Si cette croyance avait perduré après un certain âge, elle serait devenue problématique. Ma génération gauchiste a dit beaucoup de sottises, mais elle a eu le mérite de déconstruire la vision essentialiste de la francité qui découlait du mythe gaulois dont même Marine Le Pen n’ose pas se réclamer aujourd’hui. Ainsi, si nous n’avons pas changé le monde, nous avons au moins contribué à ouvrir la politique de l’identité. Alors, bien sûr, je n’ignore pas que la Révolution française, la Révolution soviétique et tous les grands événements de l’Histoire relèvent autant de la mythologie que de la vérité historique. Et je sais pertinemment que les groupes n’agissent pas seulement en fonction de leur raison, mais aussi sous l’emprise de leur imaginaire. Mais je vous rappelle que l’université de Tel-Aviv me verse un salaire pour décomposer des mythes et dévoiler des vérités.

Les nations ne vivent pas de vérités ! En 1945, la France avait sans doute besoin de croire qu’elle avait été plus résistante qu’elle ne l’avait vraiment été. Comment conjuguer la quête de vérité avec ces croyances qui aident les peuples à vivre ?

Je le répète, le métier d’historien consiste à dévoiler la vérité. Cela dit, je sais que toute identité collective a besoin de la chaleur des mythes pour affronter la dureté de la vie, même si, personnellement, comme citoyen et comme historien, je préfère rechercher cette chaleur dans l’universalisme. Quoi qu’il en soit, certains mythes sont préférables à d’autres. Le discours de la gauche française, notamment de Jean-Luc Mélenchon, qui prétend que tous les Français sont des immigrés, comporte beaucoup d’aspects mythologiques, mais ces mythologies me paraissent moins nocives que celles de Marine Le Pen, dès lors qu’elles permettent de combattre le racisme. Le problème, aujourd’hui, est que le futur n’est plus porteur d’espérance. Autrement dit : il n’y a plus de mythe fondateur. Aussi les sociétés ont-elles tendance à se tourner vers le passé. Il est vrai que nous devons beaucoup à la tradition : beaucoup de sagesse et beaucoup de bêtises.

Quand vous vous attaquez aux mythes du peuple juif ou de la terre d’Israël, vous savez bien que votre travail d’historien a une résonance politique…

Evidemment ! Tout d’abord, les tragédies du XXe siècle font qu’il est plus facile d’étudier les mythes aryens, gaulois ou jacobins que le mythe du “peuple-race” juif qui prétend que les juifs modernes sont des descendants des Hébreux. Marc Bloch et Raymond Aron l’ont fait avant moi, mais, dans les années 40 et jusqu’en 1980, on pouvait dire : “Les juifs ne sont pas une ethnie” ou “Le judaïsme recouvre plusieurs cultures”. Aujourd’hui, il est beaucoup plus périlleux de tenir ce genre de discours, d’une part à cause de la montée du communautarisme et du repli identitaire, et d’autre part en raison du recul du nationalisme républicain classique. Par ailleurs, comme citoyen israélien, je ne pense pas seulement historiquement, mais aussi politiquement. Or je crois que, de même que le mythe jacobin a pu s’avérer oppresseur à un moment donné, le mythe sioniste engendre aujourd’hui des malheurs, tant pour les sionistes que pour leurs voisins.

Même si ce n’est pas votre but, ne remettez-vous pas en question l’existence même de l’Etat dont vous êtes citoyen ?

C’est ce dont on m’a accusé, mais c’est faux. Je ne suis pas sioniste, mais pas non plus antisioniste ! D’ailleurs, ayant vu le jour en 1946 dans un camp de réfugiés qui attendaient leur départ pour Israël, je suis en quelque sorte un produit du sionisme. Je pense donc que les Israéliens ont aujourd’hui le droit de vivre sur cette terre et que toute remise en question de ce droit engendrerait des injustices pour les deux parties. Mais, pour moi, ce droit se fonde sur les processus historiques et politiques intervenus au XXe siècle, pas sur les assertions bibliques. Or le postulat sioniste qui est à l’origine de cet Etat repose sur le mythe selon lequel la terre d’Israël appartient aux juifs. Et tous les écoliers israéliens qui étudient la Bible comme s’il s’agissait d’un manuel d’histoire intègrent ce mythe comme une vérité historique.

D’accord, la Bible est un récit mythologique, pas un livre d’histoire. Mais il se trouve que ce récit, qui est le texte de référence des Juifs, se déroule bel et bien au Proche-Orient. Cela ne confère sans doute pas de droits historiques aux Juifs, mais cela crée des liens, non ?

On touche là au coeur du problème : tous les événements de la Bible se situent autour des Territoires occupés en 1967. Si nous avons un droit de propriété historique sur cette terre, il concerne davantage Jérusalem, Bethléem, Hébron et Naplouse que Tel-Aviv et la côte. Il est vrai que l’attrape-nigaud sioniste, c’est-à-dire l’idée que la terre historique d’Israël appartient au peuple juif historique, a bien fonctionné jusqu’en 1967, tant que cela restait un vague rêve. A partir du moment où cette prétention à réaliser le Grand Israël, c’est-à-dire l’Israël de la Bible, s’est incarnée dans la réalité, elle est devenue un projet politique très problématique. Le rejet de ce projet est d’ailleurs au coeur de l’idéologie de la gauche israélienne actuelle : si on est favorable, comme je le suis, à l’instauration de deux Etats (plutôt en confédération), Israël doit quitter Hébron et Naplouse et accepter que Jérusalem soit la capitale de deux Etats. Bref, on ne peut pas, dans la même phrase, réclamer le retour aux frontières de 1967 et invoquer le droit historique des juifs sur cette terre.

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