Cheick Hamidou Kane. « L’Afrique conditionnera l’avenir du monde »

"Je ne suis un écrivain qu’à titre accessoire", avez-vous déclaré lors d’une interview. Vous avez pourtant écrit deux romans, dont l’un, L’Aventure ambiguë, a eu la renommée et les retentissements que l’on sait, alors qu’entendez-vous par là ?

J’ai usé de l’écriture pour porter témoignage de mon histoire. Après avoir écrit L’Aventure ambiguë, qui est dans une certaine mesure mon autobiographie et l’histoire de mon ethnie peule, je me suis rendu compte qu’elle concernait aussi beaucoup d’autres ethnies. Partout où je vais dans le monde, on me dit : "ce que vous avez écrit nous concerne aussi". Ce livre est le témoignage de la vie d’un colonisé africain pendant les trente dernières années de la colonisation. Tous ceux qui ont vécu dans les anciennes colonies de la France, d’Angleterre, d’Espagne ou du Portugal, se reconnaissent dans cette histoire. C’est le passage d’une société traditionnelle, africaine, noire, colonisée, à la rencontre du colonisateur.

J’ai d’abord écrit ce témoignage sous la forme d’un journal alors que j’étais étudiant en France Je l’ai ensuite transformé en récit. Je n’étais pas écrivain. Ensuite j’ai été engagé dans une carrière de cadre africain, et ce, les trente premières années de l’Indépendance. La colonisation était finie. Désormais nous étions au pied du mur, nous qui avions été les colonisés nous devions à présent diriger et gouverner. Les Gardiens du Temple porte témoignage des trente premières années de l’Indépendance. Ces deux livres rendent compte de mon vécu et il se trouve que mon vécu est un vécu historique.

Vous attendiez-vous au succès, toujours actuel, de L’Aventure ambiguë?

Jusqu’à présent je continue d’être étonné par la notoriété de ces livres, surtout de L’Aventure ambiguë; il y a eu des livres, des thèses dessus. Il est inscrit dans les programmes francophones, il a été traduit dans une trentaine de langues. Il est inscrit au programme dans les universités. J’aime à raconter que depuis une dizaine d’années il est étudié par les Mormons. J’ai été invité dans leur université à plusieurs reprises. À chaque fois je suis surpris par le retentissement que ce livre a chez ces jeunes Américains blancs ou noirs qui me disent : "vous nous avez appris, dans une certaine mesure, comment on peut être moderne et vivre sa foi religieuse sans beaucoup de contradictions".

Justement, la façon dont vos livres parlent encore aujourd’hui à tous tient peut-être aussi à la galerie de portraits que vous dressez dans les deux romans. On a l’impression que chaque personnage incarne une relation particulière entre Afrique et Occident, que ce soit Adèle dans L’Aventure ambiguë ou encore ceux que vous appelez les "Noirs Toubabs" comme Salif Bâ. D’ailleurs Adèle, cette "exilée des bords de Seine" qui ne connaît pas son "pays diallobé" à elle, est une figure très moderne dans laquelle beaucoup de jeunes Français peuvent se reconnaître. Auriez-vous envie de compléter cette galerie aujourd’hui ? Quelle(s) figure(s) mériterai(en)t un tel portrait selon vous ?

Je crois que les jeunesses aujourd’hui, aussi bien en Afrique qu’en Amérique et en Europe, ont majoritairement dépassé les préjugés de couleurs ou d’ordre religieux qui ont paralysé le monde. La jeunesse américaine a élu un président noir, les héros de cette jeunesse européenne sont noirs, jaunes ou blancs selon qu’ils sont de grands artistes, de grands footballeurs… Un monde nouveau apparaît, créé par la jeunesse et les nouvelles technologies de l’information et de la communication, un monde devenu un village planétaire. Le monde ne peut plus continuer d’être ce qu’il était jusque-là c’est-à-dire le fils des œuvres de l’Occident. L’Occident est allé à la découverte du reste du monde, l’a façonné à son avantage. C’est fini. Cet Occident premier, quasiment unique, qui a fourni son modèle comme un modèle universel de référence, est passé au troisième rang. Et l’Afrique qui était le dernier de la classe émerge progressivement. Le monde entier se tourne vers l’Afrique ; l’Afrique conditionnera l’avenir du monde, à la différence du rôle qu’on lui a fait jouer jusque-là.

Est-ce que c’est de cette façon qu’il faut entendre la dernière phrase des Gardiens du Temple qui annonce "le rendez-vous de l’Afrique avec elle-même" ?

Tout à fait. Joseph Ki-Zerbo a dit que l’histoire de l’Afrique était caractérisée par trois dépossessions : l’Afrique a été dépossédée de son initiative politique (nous n’avons plus eu de rois et d’empereurs depuis l’arrivée de l’Occident européen), de son identité culturelle (aucun de nos pays n’a comme langue officielle une langue africaine, sauf peut-être quelques rares pays comme le Rwanda), de son espace, car les 55 pays d’Afrique sont 55 anciennes colonies, celles que les Européens ont découpé lors du congrès de Berlin. Il est temps de restituer à cette Afrique son espace géopolitique. Dans le passé, il y avait les royaumes, les empires du Ghana, du Mali… Il est temps que l’Afrique retrouve son identité.

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Fri, 09 May 2014 02:55:00 +0200

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