La vision / conception gbagboïste de la politique

Selon le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.), dans son livre La Politique, 1253 a : « ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον [anthropos phusei politikon zoon] ». Traduction française : « L’homme est un animal politique. » La politique apparaît donc comme une aspiration naturelle donc légitime de l’être humain. On pourrait donc se demander mais qu’est-ce que la Politique ? D’ailleurs pourquoi une telle question devrait-elle être posée ? Laissons Paul VEYNE nous donner une réponse digne d’intérêt : « Qu’est-ce l’histoire ? A en juger par ce qu’on entend dire autour de soi, il est indispensable de reposer la question. (…)Non le débat n’est pas vain de savoir si l’histoire est une science, car « science » n’est pas un noble vocable ; mais un terme précis et l’expérience prouve que l’indifférence pour le débat de mots s’accompagne ordinairement d’une confusion d’idées sur la chose. (1)» Ainsi s’interrogeait-il dans son ouvrage Comment on écrit l’histoire. Ne serait-il pas légitime d’en faire de même pour la politique ? Nous n’en doutons pas.
De plus, il est de plus en plus d’intellectuels qui constatent une progression de l’incertitude dans la Pensée. Selon leurs thèses nous sommes de plus en plus incertain des acquis des sciences dont nous étions sûrs il n’y a pas si longtemps. Les Anciens Romains affirmaient : « Sapiens nihil affirmat quod non probet » [Trad. française « Le sage n’affirme rien qu’il ne soit en mesure de prouver »]. Donnons donc des preuves pour soutenir nos affirmations.
Isabelle STENGERS et Ilya PRIGOGINE, Prix Nobel de chimie en 1977, ont en 2001 publié aux Editions Odile Jacob un livre intitulé : La fin des certitudes. Cette même année, cette dernière publie chez le même éditeur un autre ouvrage avec un titre presqu’identique : L’homme devant l’incertain. Devant ce fait je me suis amusé à collectionner des affirmations d’écrivains sur ce regain d’incertitude qui tend à s’imposer. En voici quelques extraits : Edgar MORIN : « Tout, dans ce monde est en crise. Dire crise, c’est dire, nous l’avons vu, progression des incertitudes. Partout, en tout, les incertitudes ont progressé.(2) » Le même auteur écrit aussi dans ce même livre à la page 357 : « Nous ne savons pas si l’agonie où nous sommes entrés est celle de la naissance ou de la mort de l’humanité. ».
Sylvie BRUNEL, professeur de Géographie à la Sorbonne, quant à elle l’affirme sans ambages : « Nous sommes entrés dans l’ère des incertitudes.(3)» Edem KODJO, premier secrétaire général de l’OUA, devenue depuis 2OO2 UA, affirme : « Nous vivons l’ère de l’incertitude. (4) ».
Nous terminons cette série de citations par celle de ROSANVALON Pierre, éminent professeur français de sciences politiques, spécialiste de la démocratie : « L’âge des catastrophes et des incertitudes qui est le nôtre…(5)» On peut dire brièvement pour ne pas être trop long qu’elle est la science ou l’art de la gouvernance de la Cité, πολις (polis) en grec. Selon Emile Littré, célèbre lexicographe français, la politique est la science du gouvernement des Etats. La politique est ainsi un effet de civilisation car en politique, surtout dans un pays démocratique, l’arme du combat est le débat, on débat au lieu de se battre. Les hommes civilisés qui veulent changer profondément la gestion de leur société font donc de la politique et ne fomente ni des coups d’Etat ou des rebellions.
Pour Edgar MORIN : « Nous ne pouvons pas faire abstraction de la dimension politique, si nous voulons comprendre notre monde et notre temps, si nous voulons agir sur nos destins et le destin. (…) La politique concerne tous les domaines de la connaissance de l’homme et de la société, alors que ces connaissances sont à la fois balbutiantes, cloisonnées, trompeuses. La politique traite de ce qu’il y a de plus complexe dans l’univers – les affaires humaines – et sa relation avec les affaires humaines est devenue extrêmement complexe. En effet, le non-politique ne peut être isolé du politique, mais, en même temps, on ne peut pas tout réduire au politique.
Tout ce qui est non politique comporte au moins une dimension politique : l’écologie, la démographie, la naissance, la jeunesse, la vieillesse, la santé, le logement, le bien-être, le mal-être, le libre transit des spermatozoïdes, le contrôle des ovulations, etc. (…) La politique, dont tout dépend, dépend aussi de tout ce qui dépend d’elle. La politique qui décide de l’économie, de la société, de l’armée, dépend elle-même de conditions économiques, sociales, militaires. La politique est le préalable qui dépend de multiples préalables qui dépendent d’elle. En fin de compte, le destin du monde dépend du destin politique, qui dépend du destin du monde… La politique jette le plus grand défi à l’action. Toute action est incertaine et nécessite une stratégie, c’est-à-dire un art d’agir dans des conditions aléatoires et adverses. Mais l’action politique est un jeu particulièrement incertain où les actions peuvent déterminer des réactions qui la détruisent, où l’effet peut tromper l’intention, où les fins peuvent se transformer en moyens et les moyens en fin. Ce qui est le plus frappant, le plus fréquent en politique, c’est la dérivation, la perversion, le détournement de l’action. Aussi la remarque de Saint-Just vaut plus que jamais : « Tous les arts ont produit des merveilles, seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres. »
(…) La politique traite ce qu’il y a de plus complexe et de plus précieux : la vie, le destin, la liberté des individus, des collectivités, et désormais de l’humanité. (…) il n’est pas sans importance, il n’est pas accessoire, il est vital de ne pas se tromper en politique, et il est vital que la politique qui porte nos aspirations ne se trompe ni ne trompe.(7)»
On prescrit les armes de la dialectique et on proscrit la dialectique des armes. L’un des premiers objectif de la politique est donc d’éliminer la violence physique, de substituer aux conflits sanglants des formes de lutte moins brutales. Mao Tsé Toung disait que : « La politique, c’est la guerre sans effusion de sang. ».
Ecoutons Laurent Gbagbo : « Les élections, c’est le moyen d’expression des hommes civilisés. On va aux élections. Le peuple qui est souverain, choisit. Si le peuple ne t’a pas choisi, tu vas t’asseoir et tu attends les prochaines élections. C’est cela qui est la règle. Et, c’est comme cela que tous les pays se développent. Si le peuple ne t’a pas choisi, tu vas t’asseoir et tu attends les prochaines élections présidentielles. Si le peuple t’a choisi alors tu gouvernes. Celui qui n’est pas capable de comprendre cela, n’est pas digne de faire de la politique. ». Un tel discours contraste gravement avec les discours de l’actuel « Préfet français » qui préside aux destinées de notre pays.
C’est un secret de polichinelle qu’une grande partie de la population le tient pour auteur des phrases suivantes : « Je rendrai ce pays ingouvernable », « Je frapperai ce régime moribond et il tombera », « Je n’attendrai pas 2005 pour être président de la Côte d’Ivoire. ». A l’opposé de tels discours Laurent Gbagbo quant à lui disait : « Aux hommes politiques ivoiriens, dire ceci : toute ambition politique est légitime sinon je n’aurais pas combattu pour être président de la République. Mais j’ai combattu trente ans et jamais on ne m’a retrouvé dans un camp d’entrainement, jamais on ne m’a trouvé des armes, un pistolet, un couteau à la main. (…) Nous voyons, depuis que je suis au pouvoir, une nouvelle race d’opposants qui avancent avec des masques, sans visage, en armant des troupes. Déposez vos armes et attendez les prochaines élections ! Déposez vos armes et attendez les suffrages populaires. Comme on est à l’aise quand on est oint par le suffrage populaire ! C’est ce suffrage, qui, seul confère la légitimité. (…) Vous qui vous engagez dans la voie de la politique, attendez les élections de 2005, préparez vos arguments et nous nous attaquerons pacifiquement sur le terrain des élections. » (Extrait du message à la nation le 8 octobre 2002, in Jeune Afrique Economique, N°345, du 14 octobre au 3 novembre 2002, p. 20)
On pourrait penser que ce n’était qu’un simple discours de circonstance. Mais on s’aperçoit que c’est la vision/conception ou philosophie gbagboïste de la politique à l’aune d’un autre discours, qui lui sera tenu 8 ans après lors du meeting de clôture à Agboville au terme de sa visite d’Etat : « J’engage les hommes politiques ivoiriens à prendre la voie de la responsabilité. Je les engage à être responsables et à penser à la Côte d’Ivoire. Je les engage à être responsables et à penser au développement de la Côte d’Ivoire. Je les engage à cela. La Côte d’Ivoire, la Côte d’Ivoire, la Côte d’Ivoire ; tel doit être notre souci permanent, si nous voulons faire la politique. Et, si on veut faire de la politique, alors qu’on laisse la politique à ceux qui savent la faire. Un faiseur de coup n’est pas un homme politique. »
Ainsi donc, la politique commence au-delà de la guerre. Elle est combat, mais aussi limitation raisonnable du combat. Paul Valéry la définit comme science d’acquisition, de gestion du pouvoir et art de le conserver. Le terme politique est un terme androgyne, pouvant être utilisé au féminin comme au masculin, mais penchant nettement vers le premier plus que vers le second. Mais le sens attribué au mot varie sensiblement suivant que l’on parle de la politique ou du politique. La politique est la science et le politique l’homme d’action. Le terme politicien est plus péjoratif car il définit celui qui agit uniquement pour ses intérêts. Pour Laurent Gbagbo, la politique est un métier, et en cela il a parfaitement raison. Le sociologue et philosophe allemand Julien Freund dans son œuvre Qu’est-ce que la politique ? affirme que : « La politique est un art et non point seulement un métier. On peut faire de la politique pour gagner sa vie, comme d’autres font de la pâtisserie, de la cuisine ou des routes.(14)» Loin de nous l’idée de conseiller à tous de faire la politique pour faire bouillir la marmite. Car si la politique est un art, comme tout art, elle exige et nécessite des connaissances dans plusieurs domaines. Laurent Gbagbo, en grand homme politique, dans son discours lors de la remise officielle du film-documentaire : « Un Homme, une Vision » ne dira pas le contraire : « Il faut savoir ce que tu veux, longtemps à l’avance. C’est-à-dire qu’il ne faut pas découvrir les situations de façon opportuniste. Il faut savoir ce que tu veux être ; ce que tu veux faire. Comme cela, tu te traces ta ligne de conduite. Moi, j’ai fait des études en Histoire pour devenir Président de la République. Sinon, la bourse qu’on m’a donnée pour aller en France, c’était pour être Professeur de grec et de latin. Quand j’ai commencé vraiment à militer, je me suis rendu compte qu’il me manquait l’histoire de l’Afrique pour poursuivre ma route. J’ai changé et j’ai donc fait Histoire parce que c’est cela qui me manquait. C’était en 1967-1968. »
Précisons qu’à cette date il avait 23 ans. Et comme lui-même il l’affirme : « Je fais de la politique depuis que j’ai dix-neuf ans.(15)». Pour Laurent Gbagbo donc la conquête du pouvoir ce fait exclusivement par les urnes dont il a fait une seconde religion selon le Professeur français Albert Bourgi, enseignant à l’université de Reims. Ecoutons Gbagbo parler encore : «Nous ne ferons pas ce que les autres nous dictent. Je ne suis pas président de la République pour travailler sous la dictée de quelqu’un. Je ne suis ni gouverneur, ni Sous-préfet, ni préfet, ni représentant de quelqu’un. Je suis Chef de l’État élu par son peuple, c’est tout ! » (Discours lors de l’intronisation du Chef du village d’Anonkoua-Kouté – commune d’Abobo – le samedi 30 septembre 2006).
Il tiendra les mêmes propos le 10 août 2010 au Conseil économique et social lors de la dédicace du livre de son ami Guy Labertit, Côte d’Ivoire, sur le sentier de la paix : « Je ne suis pas un Sous-préfet français et je ne peux pas être un Sous-préfet français. ». Laurent Gbagbo a toujours été convaincu qu’un vrai homme politique africain doit lutter pour la véritable indépendance de son pays qui est d’abord économique en ce XXIème siècle. Il est aussi bon de savoir que la thèse de 3ème cycle du Président Gbagbo soutenue à l’université de la Sorbonne à Paris VIII en 1979 était intitulée : « Les fondements socio-économiques de la politique ivoirienne 1940-1960 ». C’est logiquement que pendant sa présidence il aura pour objectif de faire entrer la Côte d’Ivoire dans l’économie moderne avec par exemple la transformation sur place de nos matières premières comme le cacao. Mais pour lutter pour cet idéal rien ne justifie l’emploi d’une méthode anti-démocratique en utilisant des raccourcis tels que la violence, les coups d’Etat ou la rébellion : « Pendant ces trente années de combat dans l’opposition, jamais je n’ai pris aucune arme contre aucune institution de la Côte d’Ivoire (applaudissements). Jamais, pendant ces trente années, alors que je subissais les affres de la prison – mon père a été en prison, moi-même j’ai été en prison, mon oncle a été en prison, mon épouse a été en prison, mon fils a été en prison, ma sœur a été en prison-mais jamais, jamais, nous n’avons songé à prendre les armes contre la Côte d’Ivoire. Parce que nous croyons en nous. Parce que nous avons confiance en nous. Et nous avons confiance en notre relation avec le peuple. Nous savions que, tôt ou tard, ce peuple-là, que nous défendions, allait nous reconnaître et nous donner le pouvoir. Quand on a confiance en soi, on ne prend pas les armes pour faire la guerre civile. Quand on a confiance en soi, on ne cherche pas les fusils comme moyen d’accession au pouvoir. »
En définitive, il est évident que la pensée politique du Président Laurent Gbagbo doit être sans doute enseignée dans les facultés de sciences politiques en Afrique et ailleurs car c’est un visionnaire et un grand stratège, penseur et théoricien politique. Témoins ses nombreuses publications. Devant la difficulté de conclure cet article tant la pensée de l’homme est dense, nous avons décidé simplement encore une fois de plus de laisser la parole de fin au Président Laurent Gbagbo en citant un extrait d’un de ses écrits que j’aime beaucoup. Écoutons-le encore :

Ecoutez ma parole car elle est pure de tout mensonge.
Elle a la limpidité de l’eau de pluie
Et la violence de l’ouragan.
Le monde est malheureux
Parce que les hommes ne se souviennent pas.
Or hier n’est pas encore loin
Et demain est profond,
D’une profondeur pleine d’espoir.
Ecoutez ma parole : elle ne sait qu’avancer !
Ecoutez ma parole : l’Histoire est Vérité ! (10)


Notes :

(1)- VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978, p. 9
(2)- MORIN Edgar, Pour entrer dans le XXIè siècle, Paris, Seuil, 2004, p. 341.
(3)- BRUNEL Sylvie, A qui profite le développement durable ?, Paris, Larousse, 2008, p. 10
(4)- KODJO Edem, L’Occident : du déclin au défi, Paris, Stock, 1988, p. 12
(5)- ROSANVALON Pierre, La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 16
(6)- WATSON Lyall, Histoire naturelle du surnaturel, Trad. par Léo DILÉ, Paris, Editions Albin Michel, 1974, p. 5
(7)-MORIN Edgar, Pour entrer dans le XXIè siècle, Paris, Seuil, 2004 pp. 9 à 12
(8)- FREUND Julien, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1965, p.8
(9)- GBAGBO Laurent, Histoire d’un retour, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 28
(10)- GBAGBO Laurent, Soundjata, Lion du Mandingue, Abidjan, CEDA, 2006, p.102

Imhotep MAÂT,
Penseur de Gauche,
imhotep_ouhem.mesout@yahoo.fr

Sun, 27 May 2012 21:29:00 +0200

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