Ce ne sont pas les dieux qui ont inventé l’homme, mais l’inverse. Si on admet ce postulat, reste à savoir pourquoi et comment les humains en sont venus à croire en ces êtres surnaturels qui peuplent l’histoire des religions.

Niels Bohr (1883-1962), prix Nobel de physique (1922) et un des fondateurs de la théorie quantique, avait accroché, dit-on, un fer à cheval au-dessus de sa porte. A un ami qui lui demandait un jour « comment, tu ne va pas me dire que tu es superstitieux ? », N. Bohr répondit : « Non, mais il paraît que ça porte bonheur même à ceux qui n’y croient pas ! »

Mettre un fer à cheval sur sa porte, éviter d’être treize à table… La superstition fait partie de ces croyances que l’on peut juger absurdes, mais auxquelles on se plie volontiers. Au cas où… La plupart des croyances religieuses relèvent, tout comme la superstition ou la sorcellerie, de conceptions « bizarres » au regard des lois du monde ordinaire : il existerait des êtres surnaturels (dieux, anges, démons, esprits animaux, âmes des ancêtres) qui rôderaient quelque part dans un « au-delà » ; et ces esprits pourraient agir sur notre vie, en provoquant des malheurs (sécheresse, maladie, guerre…) ou, au contraire, en nous protégeant des mêmes maux. Pour cela, il faut pratiquer des rituels particuliers (prières, formules incantatoires, cérémonies, sacrifices). Voilà le fond commun de toutes les religions, instituées ou non en Eglises. Dans son livre Et l’homme créa les dieux, Pascal Boyer prétend apporter une réponse globale à la question « pourquoi les religions ? » : « L’explication des croyances et des comportements religieux est à rechercher dans la façon dont fonctionne l’esprit des hommes. »

Zeus, le roi des dieux dans la mythologie grecque.

Selon l’auteur, la récurrence des croyances religieuses est liée à une configuration de l’esprit humain, qui serait prédisposé à adopter certains types de croyances.

Les religions seraient une « bonne histoire ». Elles se transmettraient facilement au sein des groupes humains parce qu’elles seraient en correspondance avec l’organisation de notre cerveau. La thèse de P. Boyer s’appuie sur les acquis de la psychologie évolutionniste, courant de pensée développé surtout aux Etats-Unis, pour lequel une grande partie de nos capacités mentales sont héritées de notre passé évolutif. Ce cerveau n’est pas une cire molle qui acquiert des connaissances au fil de l’expérience, mais une « machine à penser » configurée par des centaines de milliers d’années d’évolution pour résoudre des problèmes adaptatifs précis : le cerveau de l’homme préhistorique, vivant dans la nature au contact de prédateurs, a dû vite apprendre à reconnaître les espèces naturelles (animaux, plantes) et à développer des réactions adaptées à l’égard d’autrui (cerner ses intentions, adopter des conduites de coopération ou de défiance). Ainsi, si les enfants apprennent beaucoup plus facilement à reconnaître les animaux qu’à maîtriser les règles d’orthographe, c’est que l’esprit humain dispose d’une sorte de schéma mental spécialisé dans l’identification de la faune. Il n’en va pas de même pour l’orthographe.

Krishna, une divinité centrale de l’hindouisme

 

Les schémas mentaux nous permettent d’organiser la réalité en grandes catégories : animaux (chien, éléphant, poule…), humains (homme, femme, enfant…), plantes (arbre, fleur…), objets naturels (rocher, eau, neige, nuage…) et objets artificiels (parapluie, maison…). Ainsi, le concept « oiseau » renvoie à quelques caractères : a des ailes, un bec, est susceptible de voler… Ce concept d’oiseau s’inscrit lui-même dans un schéma conceptuel plus général, celui d’« animal », qui possède des caractéristiques générales : se reproduit, se nourrit, se déplace… Ces concepts nous permettent d’organiser le réel et de rapporter chaque expérience particulière à une sorte de routine mentale. Les schémas mentaux fonctionnent, de façon quasi automatique, comme des réducteurs d’incertitude et des « systèmes d’inférence ». Si j’entends miauler, je peux en déduire la présence d’un chat sans avoir besoin de le voir.

Mais les humains ont également inventé des êtres surnaturels qui violent allègrement les lois du monde ordinaire. Dans toutes les civilisations, on trouve un riche répertoire de légendes et de mythes qui mettent en scène des personnages bizarres : fantômes, fées, djinns, lutins, zombies, chimères mi-hommes, mi-animaux, etc. Ces êtres possèdent quelques caractères exceptionnels : les sorcières volent, les chats bottés parlent, les humains se réincarnent en vaches… Ces personnages qui peuplent les mythologies ont des caractères communs. Ils ressemblent à des humains, se comportent comme eux la plupart du temps, mais détiennent quelques pouvoirs extraordinaires (passer au travers des murs, déplacer des objets à distance, provoquer un orage, être immortel) qui leur permettent d’intervenir dans le monde des humains pour tourmenter ces derniers ou pour les aider dans leurs entreprises.

Mythologie grecque

Si ces histoires retiennent l’attention des enfants comme des adultes, si elles frappent notre imagination, c’est justement parce qu’elles sont en contradiction avec nos attentes intuitives. La trame des bonnes histoires repose, selon P. Boyer, sur la construction de personnages magiques tels que le Père Noël ou Jésus, les anges gardiens ou Superman. Ils nous fascinent parce qu’ils violent les règles de la vie ordinaire.

Mais pourquoi de nombreuses cultures accordent-elles quelque réalité à certains de ces personnages irréels et les transforment-elles en divinités ? Pourquoi va-t-on les invoquer pour expliquer nos malheurs et nos bonheurs, pourquoi va-t-on se retourner vers eux pour leur demander de l’aide ou de l’indulgence ? Pour P. Boyer, la réponse est la suivante. Placé dans une situation critique (la mort d’un proche), plusieurs schémas mentaux vont s’activer. La présence d’un cadavre en putréfaction déclenche des réactions de rejet, de dégoût et de crainte (liées au fait que les cadavres sont source de contamination), qui auraient conduit les hommes à se débarrasser des cadavres (dangereux pour leur santé) en les enterrant ou en les brûlant. Ce serait la source des rituels funéraires, qui auraient donc pu se développer même en l’absence de toute croyance religieuse. Mais la mort d’un proche est difficile à concevoir. Pour le cerveau, une personne connue est toujours associée à un petit programme mental, qui conçoit tout humain comme être vivant, et à ce titre comme animé, respirant, parlant et pensant. Il nous est difficile de se défaire d’un tel schéma mental, qui fonctionne comme un automatisme inconscient. Même ceux qui ne croient pas à la survie des âmes, en songeant à un parent disparu, ne pourront s’empêcher de l’imaginer autrement que vivant. Même si l’on sait « rationnellement » que la personne n’est plus, un conflit se produit entre la raison et l’intuition spontanée.

Zoroastre ou Zarathoustra, prophète et fondateur du zoroastrisme

Devant le corps d’un défunt, l’esprit est donc confronté à plusieurs processus cognitifs automatiques et contradictoires. Un premier dispositif mental conduit à constater que la personne est inerte et que son corps est sans vie ; un autre empêche de concevoir un être humain sans vie, et donc invite à supposer qu’il est toujours vivant ; un troisième pousse les proches à se débarrasser du cadavre, pour des raisons vitales.

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