Mgr Albert Ndongmo, un prophète en avance sur son temps

Mgr Albert Ndongmo avait été accusé d’avoir voulu renverser Ahmadou Ahidjo, le premier président du Cameroun, ou d’avoir encouragé les femmes bamiléké à avoir beaucoup d’enfants afin que les Bamilékés puissent devenir les plus nombreux et porter un des leurs au pouvoir. Accusations fondées ou non ? Comment Ndongmo fut-il nommé à la tête du diocèse de Nkongsamba ? Que voulait-il pour ce diocèse ? Quelle était sa vision ?

Selon les informations que nous avons obtenues de sources différentes, Ndongmo ne faisait pas partie des prêtres camerounais à qui l’on pensait pour succéder à Mgr Paul Bouque. Les prêtres du Sacré-Cœur de Saint-Quentin, qui ont “évangélisé” le diocèse de Nkongsamba, ne le portaient guère dans leur cœur, parce qu’il était un homme brillant, libre et direct. Ils préféraient quelqu’un qui ferait leur volonté et dépendrait de leur générosité. Le Vatican ne les suivit pas puisqu’il choisit Albert Ndongmo qu’il avait découvert à une rencontre de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) au Nigeria. L’exposé de l’abbé Ndongmo sur la JOC camerounaise avait séduit la délégation vaticane présente à cette rencontre. “C’était un intellectuel au sens le plus plein du terme, le symbole du courage de dire”, confirme André Norbert Ntonfo. Le 15 mars 1960, l’abbé Ndongmo lance le journal ‘L’Essor des jeunes’ pour permettre à la jeunesse catholique de Nkongsamba de débattre librement des problèmes du pays. Devenu évêque de Nkongsamba, le 16 juin 1964, il continue de soutenir le journal où sont publiés quelquefois des extraits de ses lettres pastorales. Le pouvoir ne tarde pas à exprimer des craintes pour ce journal qu’il juge subversif. Quant à Mgr Jean Zoa, il souhaite que le quotidien déménage de Nkongsamba à Yaoundé et devienne national. Ndongmo répond négativement à la requête de l’archevêque de Yaoundé. Est-ce à cause de cette réponse négative que Mgr Zoa refusa de soutenir Ndongmo quand ce dernier fut accusé de participation à une tentative de coup d’État contre Ahidjo ? En tous les cas, les prêches de Mgr Ndongmo attiraient du monde, parce qu’ils critiquaient la corruption et la brutalité du régime, parce que Mgr Ndongmo n’avait de cesse d’indiquer que “l’Évangile doit être incarné dans les réalités camerounaises de l’heure” ou que “l’Église ne peut conduire les hommes au ciel comme si la terre n’existait pas”. Mongo Beti, qu’on ne peut soupçonner de caresser l’Église catholique dans le sens du poil, admirait Mgr Ndongmo au point de le décrire comme “la goutte d’humanité dans un océan de bureaucratie” et “la bête noire des soi-disant experts” (cf. ‘Main basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation’, Paris, Éditions François Maspero, 1972). C’est sous sa plume que l’on apprend que “rien n’avait été négligé pour conditionner l’opinion camerounaise et internationale en accréditant la thèse de la culpabilité des accusés bien avant leur jugement”. Le romancier camerounais poursuit : “À la veille de l’arrestation de l’évêque, le bureau local de l’AFP lança plusieurs fois une dépêche à l’évidence mensongère, selon laquelle des stocks d’armes avaient été découverts dans des locaux appartenant à l’évêché de Nkongsamba. Aucun journal honnête n’aurait dû reproduire une dépêche aussi peu conforme aux usages de la profession : elle fut cependant reproduite telle quelle dans Le Monde où officiait alors un certain Philippe Decraene, autre grand ami et conseiller occulte du dictateur camerounais Ahidjo. Toutes les tentatives effectuées par la suite par des Camerounais, y compris Mgr Albert Ndongmo, pour démentir l’information furent vaines.” (cf. ‘Peuples noirs-Peuples africains’, n. 47, 1985) 

Mgr Ndongmo avait créé l’entreprise “La Mungo-Plastique” en mars 1970 pour la fabrication d’objets en matière plastique parce qu’il ne voulait pas que son diocèse soit perpétuellement assisté. Au bout de 3 mois, l’entreprise enregistre un bénéfice de 9 millions de franc CFA. L’argent était destiné “à alimenter les caisses des écoles, des hôpitaux et la création d’une caisse retraite pour les prêtres âgés”. Mgr Ndongmo ne s’arrêta pas là. Le diocèse devint actionnaire dans plusieurs affaires (centre climatique et touristique de Dschang, les librairies catholiques de Nkongsamba et Douala, la boucherie de Nkongsamba, des hôtels, plusieurs plantations, etc.). Ndongmo comptait à long terme s’investir dans la production de cahiers scolaires et de chaussettes, dans la création d’une caisse mutuelle (maladie et retraite) pour tous les diocèses du Cameroun. Il confie à des expatriés la gestion de la Mungo-Plastique. En mars 1970, 70 personnes sont employées par la Mungo-Plastique. Ce dynamisme est cependant mal vu par le colonisateur français et ses pantins locaux. On a peur de ce prélat qui veut s’émanciper de la domination économique française. On le suspecte même de chercher l’argent nécessaire pour soutenir l’Union des populations du Cameroun (UPC) et renverser le régime néocolonial installé en 1960 par Paris. En avril 1970, la sûreté nationale et la BMM (Brigade mobile mixte) passent à l’attaque contre la Mungo-Plastique. Le 17 avril 1970, Christophe Tcheuleu Tientcheu, cogestionnaire de l’entreprise, est arrêté. Le 27 Juin 1970, le Belge Yves Verbeek, recruté par Mgr Ndongmo, est prié de quitter le Cameroun sans motif. Le 3 juillet 1970, c’est au tour du technicien Krzeminski d’être expulsé. Privée de ses deux principaux cadres, la Mungo-Plastique est obligée d’arrêter ses activités. L’entreprise est mise en vente mais Jean Fochivé, le tout-puissant patron de la police camerounaise, promet l’enfer à quiconque voudra la racheter. Fochivé avait emprunté 60 millions de franc CFA au diocèse de Nkongsamba. Pour ne pas rembourser sa dette, il va accuser Ndongmo d’avoir participé à un complot visant à assassiner Ahidjo. 

Au terme d’un faux procès, la peine capitale est prononcée contre Mgr Ndongmo à qui les autorités camerounaises avaient pourtant demandé de nouer des contacts avec Ernest Ouandié. Sa peine est ensuite commuée en détention à vie dans un camp de “rééducation civique” du Nord-Cameroun. Le 16 mai 1975, il est libéré sous la pression de la section canadienne d’Amnesty International. Il s’exile d’abord à Rome, puis au Canada où il s’éteint, le 29 mai 1992. 

Quand Ndongmo fut condamné à mort, il n’y avait personne pour protester, ce qui poussa Mongo Beti à poser la question suivante : “Pourquoi ce peuple, que Mgr Ndongmo défend tant au point de pouvoir donner sa vie pour lui, ne s’est-il pas mobilisé pour lui manifester sa solidarité, le soutenir ?” (cf. ‘Main basse sur le Cameroun’). Même ses confrères ne levèrent pas le petit doigt. Mgr Zoa estimait qu’il ne fallait pas confondre Mgr Ndongmo avec l’Église catholique. Certains pensent que c’est ce manque de solidarité qui empêcha l’archevêque de Yaoundé d’être promu cardinal. 

À Bafou, avant l’enterrement de Ndongmo, l’abbé André Ségue n’y va pas de main morte dans son homélie quand il déclare : “Mgr Albert Ndongmo a été trahi par des hommes d’Église et de nombreux chrétiens qui, au moment où il en avait le plus grand besoin, n’ont pas appliqué l’Évangile à son égard en prenant le parti de l’opprimé.” Pour sa part, Mgr Thomas Nkuissi, successeur de Ndongmo, admet qu’il “n’est pas aisé d’être évêque de Nkongsamba : un peuple des plus travailleurs, et qui, depuis l’indépendance, ne reçoit pas sa part du fruit de son labeur”. Il ajoute : “Comment un Pasteur, aimant ce peuple, pourrait-il lui parler de l’espérance divine sans dire un mot sur l’espoir humain ?… Résultat : rupture du ministère, l’expérience de la torture, la mort en exil… Nous sommes nombreux à avoir collaboré à la mort de Monseigneur Ndongmo, mais nous n’en avons pas conscience, nous refusons d’en prendre conscience.” 

Pendant le procès, l’Association interdiocésaine des prêtres indigènes avait interpellé les évêques du Cameroun en ces termes : “Voilà plus de trois mois que nous scrutons vainement l’horizon, attendant de vous une parole, un acte, un signe. Mais vous êtes restés étonnamment et obstinément discrets, muets, absents, et cela n’a fait qu’épaissir notre angoisse. Pourquoi, Excellences, depuis le début de l’affaire Ndongmo, avez-vous autant de prises de position aussi contradictoires ? Est-il vrai, Excellences, que pendant la détention de Mgr Ndongmo à Yaoundé, vous ou certains parmi vous n’avez pas rendu ou tenté de rendre visite à votre confrère qui était en prison ? Où étiez-vous, Excellences, pendant tous les deux procès ? Est-il vrai que vous n’avez pas assisté votre confrère lors de son jugement, malgré la promesse que vous aviez faite le 11-11-70 ?” 

Il nous reste à présenter la réponse de Ndongmo à l’accusation selon laquelle il aurait demandé aux Bamilékés de faire beaucoup d’enfants afin de prendre le pouvoir d’État. Cette réponse, intitulée “Je ne peux plus me taire”, a été publiée dans la revue ‘Peuples Noirs-Peuples Africains de Mongo Beti (nn. 55/56/57/58, année 1987, pp.107-110). Voici comment Ndongmo se défend : “On dit que, le samedi 28 mars 1987 à 8 heures du matin a eu lieu le baptême des enfants de M. Tekam Jean-Michel, baptême fait par moi à 92 Neuilly-sur-Seine, dans une petite église située à côté du domicile de M. Tekam. Or la vérité est bien différente : j’ai baptisé les 4 (quatre) enfants de M. et Mme René Youmbi à 95110 Sannois, petite ville de banlieue nord de Paris, à 16 heures, et non à 8 heures du matin; le 14 mars et non le 28… En dehors du Professeur Kapet et de Monsieur Tekam, je n’ai vu aucun de ceux qui sont mentionnés. Par contre, il y avait des Français, des Antillais, des Espagnols, des Camerounais de tribus autres que bamiléké. Pour ce qui a trait aux trois déclarations que j’aurais faites, à savoir : 1) les Bamilékés doivent  conquérir le monopole dans l’Église catholique du Cameroun ; 2) « il faut encourager les naissances parmi les populations bamilékés ; 3) il faut encourager les Bamilékés à être présents dans tous les milieux, je dois dire que ces déclarations sont inventées, voire créées de toutes pièces pour me discréditer et vilipender les Camerounais d’origine bamiléké. Où ces déclarations ont-elles été faites ? À l’église ? Lors de la réception chez Youmbi ?… S’il y a un péché dont je me suis cru pur jusqu’ici, c’est bien du péché de tribalisme et de racisme. Et c’est bien de ce péché que je suis accusé, et par le MÉMORANDUM des prêtres autochtones de l’archidiocèse de Douala, et par la NOTE DE -PARIS. Au baptême des enfants des Youmbi, je n’ai parlé que du baptême à partir d’un texte que j’avais envoyé des mois à l’avance à M. et Mme Youmbi pour les préparer au baptême de leurs enfants. Ce même texte a été remis à M. le Curé de Sannois. J’ai prêché publiquement, et rien des trois déclarations ci-dessus n’a été prêché ni à l’église, ni en dehors de l’église, puisqu’après le baptême, j’ai juste assisté à l’ouverture de la réception, et je me suis retiré pour aller dormir. Je déclare donc devant Dieu et ma conscience d’évêque que les trois assertions ci-dessus sont de pures créations ex nihilo ou de pures sécrétions du cerveau. de vilenie… En conséquence, je déclare, par le présent article, n’avoir jamais posé un acte qui, de près ou de loin, ait poussé les Camerounais ou des Camerounais à se diviser; je ne poserai jamais un tel acte ; je demande que les autorités camerounaises fassent une enquête sur le baptême que j’ai conféré aux 4 enfants des Youmbi, afin de vérifier mes dires, voir les photos prises, les lieux, le document sur les baptêmes chez les Youmbi et chez M. le Curé de Sannois… Ainsi on verrait de quel côté viennent les affabulations, et justice me serait faite… Si, suite à cette enquête, il s’avérait que je porte tous les péchés d’Israël, je suis prêt à renoncer à ma citoyenneté camerounaise et à remettre mon passeport camerounais à qui de droit. Je n’aurais plus, dès lors, que la consolation théologique qui consiste à savoir qu’être camerounais n’est pas un article de foi nécessaire au salut… Je déclare que le pouvoir politique ne m’intéresse point ni au Cameroun, ni ailleurs. J’ai accepté librement ma vocation de Prêtre et d’Évêque catholique pour servir Dieu, l’homme et le monde dans une sphère qui n’est point politique, mais surnaturelle.”

Albert Ndongmo a été persécuté, diffamé et injustement condamné, abandonné par les siens lors de son procès, contraint à l’exil parce qu’il était en avance sur son temps, parce qu’il réfléchissait et parlait comme les prophètes de l’Ancien et du nouveau Testaments, parce qu’il était contre la la médiocrité et la facilité, parce qu’il voulait un Évangile incarné et une Église africaine qui se prenne en charge, parce qu’il rêvait d’un Cameroun libre et souverain. Il fut combattu “parce qu’un Africain autonome, c’est un nègre potentiellement lucide, donc rebelle, vrai danger mortel pour le système”. Et Mongo Beti ajoute : “Tout Africain susceptible d’exercer quelque influence, à moins qu’il ne soit déjà acquis à la cause, doit être d’abord assisté, puis retourné et enfin contrôlé. Telles sont les trois étapes qu’on a essayé de faire parcourir à Mgr Albert Ndongmo. En vain, rappelons-le.”

Jean-Claude DJÉRÉKÉ

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