Symbole du devoir de mémoire, le Mémorial pour l’abolition de l’esclavage à Nantes rappelle le passé esclavagiste de la ville. Cet édifice, qui comprend une partie en surface et une galerie souterraine, témoigne de l’horreur de l’esclavage à travers des textes poignants.
Nantes et la mémoire de l’esclavage
Entre le 15e et le 19e siècle, la traite transatlantique a entraîné la déportation de 12 à 13 millions de captifs vers les colonies des Amériques et de l’océan Indien. Ces convois transportaient des personnes principalement originaires d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale, et dans une moindre mesure, d’Afrique orientale et du sud de l’Afrique. La France a pris part à ce commerce odieux, aux côtés d’autres puissances européennes, notamment le Portugal, le Royaume-Uni, l’Espagne, les Pays-Bas et le Danemark. Elle a mené près de 4 220 expéditions négrières, au cours desquelles environ 1,38 million d’êtres humains ont été réduits en esclavage.
Nantes, premier port négrier français au 18e siècle, a affrété autour de 1744 navires, responsables de l’enlèvement et du déplacement de près de 550 000 victimes de la traite. Ces chiffres révèlent l’ampleur de la participation française à ce crime organisé.
Des villes comme Bordeaux, Le Havre, La Rochelle et bien d’autres ont activement participé à cette entreprise macabre, qui les a rendues prospères, au prix d’une violence inimaginable infligée à des millions d’Africains. Armateurs, banquiers, industriels et commerçants ont fait fortune par le biais de ce trafic en exploitant sans vergogne la souffrance des captifs noirs.
Après l’abolition de l’esclavage en 1848, obtenue grâce aux luttes des esclaves et aux efforts des abolitionnistes comme Victor Schœlcher, Nantes a cherché à tourner la page de ce passé sombre. Cependant, cette période a été marquée par le silence et l’oubli, une amnésie collective qui a duré plus d’un siècle.
À partir des années 1990, la ville a véritablement commencé à affronter son histoire. L’exposition Les Anneaux de la Mémoire, organisée en 1992, a marqué un tournant significatif dans la prise en compte du passé négrier de Nantes. Elle a attiré plus de 400 000 visiteurs et a permis d’analyser en profondeur l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage. Depuis cet événement, de nombreux programmes ont été mis en œuvre pour transmettre la mémoire de ces périodes douloureuses et promouvoir le débat sur les droits humains. Cela a donné lieu à des projets locaux et internationaux, tels que les coopérations avec des villes africaines et sud-américaines, le soutien aux associations mémorielles et l’organisation du Forum mondial des droits de l’Homme.
La ville a également consacré des sections au sein de son musée d’histoire pour retracer la traite négrière et ses conséquences, dans le but de renforcer l’éducation et la sensibilisation autour de ce passé tragique. En 2011, l’ouverture de l’Institut des Études Avancées, qui aborde les rapports nord-sud avec une approche nouvelle, et en 2012, l’inauguration du Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage ont été des phases cruciales dans cette démarche. Le Mémorial, en hommage à tous ceux qui ont lutté et luttent encore contre l’esclavage, représente la clôture d’un cycle de reconnaissance historique et ouvre un nouveau chapitre centré sur les enjeux contemporains.
Ainsi, cet espace montre que le combat pour les droits humains est loin d’être achevé. Selon les estimations mondiales de l’esclavage moderne, publiées en 2022 par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 50 millions de personnes dans le monde étaient victimes d’esclavage moderne en 2021. Parmi elles, 28 millions étaient soumises au travail forcé. En outre, l’esclavage demeure une réalité en Mauritanie et au Soudan.En Mauritanie, malgré son abolition légale, ce système de servitude continue d’affecter les Haratines, la communauté noire, toujours asservie par les Maures blancs, car il repose sur des rapports de domination fondés sur des justifications religieuses et ancrés dans l’histoire du pays.. Au Soudan, des exactions similaires touchent aussi les Noirs, amplifiées par des conflits et des crises humanitaires, notamment dans des régions comme le Darfour. Ces situations montrent l’urgence d’intensifier les initiatives pour mettre fin à ces pratiques inhumaines. Les mobilisations pour la dignité doivent se poursuivre avec détermination pour éliminer ces atrocités qui perdurent.
L’engagement de Nantes à affronter sa responsabilité historique est aussi un appel à l’action pour œuvrer en faveur d’un présent et d’un avenir plus justes.
Autrefois premier port négrier de France, la ville est aujourd’hui un symbole de lutte contre l’oubli. Le chemin parcouru, de l’amnésie collective à la construction du Mémorial, montre l’importance de se confronter à l’histoire pour en tirer les leçons nécessaires.
Religion et esclavage
Au cœur de la tragédie de la traite transatlantique et de l’esclavage des Noirs, la religion a joué un rôle complexe, servant à la fois d’outil de justification et de levier pour l’abolition.
Le Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage à Nantes, qui souligne l’importance de la mémoire, expose des récits bouleversants, comme ceux de Frederick Douglass, des quakers britanniques ou encore d’Olaudah Equiano.
Frederick Douglass, ancien esclave devenu l’un des plus grands abolitionnistes du XIXᵉ siècle, délivre une critique incisive du christianisme tel qu’il était pratiqué aux États-Unis esclavagistes. Dans ses écrits, il distingue ce qu’il appelle le « christianisme pur, pacifique et impartial du Christ » de la version « corrompue » de cette religion, qui, selon lui, caractérisait la société américaine de son époque : « J’aime le christianisme pur, pacifique et impartial du Christ. C’est pourquoi je déteste le christianisme corrompu, esclavagiste, brutal, pillard et hypocrite de ce pays. »
À l’opposé, la Société des Amis, connue sous le nom de quakers, incarne une autre facette du christianisme : celle qui prône la justice et l’égalité. Dans leur appel aux habitants de l’Europe en 1839, les quakers dénoncent l’esclavage et la traite des Noirs comme des violations flagrantes des valeurs chrétiennes.
Animés par un « pur sentiment de charité chrétienne » et un ardent désir de voir l’abolition de l’esclavage, ils considèrent leur combat comme une obligation religieuse. Ils plaident avec force pour la fin de cette « intolérable oppression » et de la « plus barbare tyrannie ».
Olaudah Equiano, ancien esclave, apporte une dimension personnelle à l’exploration du rapport entre la religion et l’esclavage. Dans son témoignage, il décrit les conditions inhumaines à bord des navires négriers, où les esclaves étaient entassés dans des cales suffocantes. Il relate comment la puanteur y était si insupportable qu’elle mettait en péril la vie des captifs. Cette description sans fard de la traite des esclaves met en lumière la contradiction frappante entre la réalité de l’esclavage et les idéaux religieux de dignité humaine et de compassion. Sa narration met en lumière la déshumanisation de l’esclavage et comment cette horreur contredisait les principes de justice que de nombreuses nations prétendaient défendre.
De fait, ces trois récits illustrent l’ambiguïté du rôle de la religion dans le cadre de l’esclavage. D’une part, elle a été une source d’inspiration pour ceux qui luttaient pour la liberté et un cadre pour dénoncer les tortures infligées aux victimes de la traite. D’autre part, la foi chrétienne a été détournée en vue de légitimer la servitude des Noirs. C’est dans ce contexte que le pape Nicolas 5, à travers les bulles Dum Diversas (1452) et Romanus Pontifex (1455), a autorisé la traite négrière et l’asservissement des Noirs. Ces décisions ont contribué à autoriser l’esclavage au nom de la croyance. En érigeant cette pratique barbare en institution reconnue par l’autorité ecclésiastique, le chef de l’Église catholique a instauré une caution religieuse trompeuse destinée à dissimuler les souffrances imposées aux esclaves.
L’histoire de l’esclavage met en évidence la fourberie de l’Église à travers la contradiction flagrante entre les idéaux de justice, d’égalité et de liberté qu’elle prône et l’instrumentalisation de la religion au service de l’oppression.
Ces citations, exposées au Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage à Nantes, invitent à une réflexion sur la manière dont les croyances religieuses ont été utilisées pour cautionner l’asservissement des Noirs. En effet, cette légitimation de l’inhumanité repose sur une interprétation biaisée de la célèbre malédiction de Cham, relatée dans le livre biblique de la Genèse, qui a conduit à l’affirmation selon laquelle les Noirs ont été maudits par Dieu et sont destinés à l’esclavage.
Axel Illary
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