L’évêque Henry McNeal Turner, figure éminente du mouvement afro-américain au 19e siècle, a tenu en 1898 un discours mémorable sur la représentation de Dieu : « Nous avons autant de raisons bibliques et autres de croire que Dieu est un Nègre, que vous, Buckra, ou les Blancs, avez de croire que Dieu est un bel homme blanc, symétrique et orné. (…) Chaque race de personnes depuis le début des temps qui a tenté de décrire son Dieu par des mots, des peintures, des sculptures ou toute autre forme ou figure a transmis l’idée que le Dieu qui les a créés et a façonné leurs destinées était symbolisé en eux-mêmes, et pourquoi le Nègre ne croirait-il pas qu’il ressemble à Dieu autant que les autres peuples ? Nous ne croyons pas qu’il y ait le moindre espoir pour une race de personnes qui ne croient pas qu’elles ressemblent à Dieu. »
Cette déclaration, bien que prononcée à une époque marquée par la ségrégation et le racisme institutionnalisé, reste d’actualité. Henry McNeal Turner y pose une question fondamentale : pourquoi les Blancs imposent-ils une représentation de Dieu qu’ils présentent comme la seule légitime, alors que chaque peuple, historiquement, a conçu Dieu à son image ?
Dieu et la projection culturelle
Depuis l’Antiquité, les civilisations ont modelé l’image du divin à leur propre reflet. Les Égyptiens vénéraient des dieux à l’apparence locale, les Grecs et les Romains leur donnaient des traits représentatifs de leurs peuples, et l’iconographie chrétienne occidentale a largement privilégié une image européenne de Jésus et de Dieu.
En suggérant que les Noirs doivent pouvoir concevoir Dieu à leur image, Turner revendique une place pour les Afro-Américains dans le christianisme ainsi que leur dignité en tant que peuple à part entière.
Une construction coloniale
De son côté, le Dr Ama Mazama met en lumière un point crucial selon lequel le blanchiment de l’image de Dieu n’est ni innocent ni accidentel, mais résulte d’un projet délibéré qui a accompagné la colonisation et l’asservissement du peuple africain. Les colonisateurs, par l’imposition de l’image d’un Dieu blanc comme seul symbole du sacré, ont inscrit dans l’inconscient collectif l’idée que la divinité et la supériorité étaient intrinsèquement liées à la race blanche.
Ce processus a eu des conséquences significatives sur la psyché des peuples colonisés. À travers le christianisme, les puissances impérialistes ont imposé une image de Dieu qui servait d’instrument de contrôle. Elles ont effacé et diabolisé les représentations divines africaines, détruit les temples et ridiculisé les croyances locales. La reconnaissance d’un Dieu blanc impliquait l’adhésion à la suprématie des Européens, tandis que le rejet de son propre Dieu revenait à renier son identité.
La remise en question du monopole iconographique
L’une des principales implications de la citation de Henry McNeal Turner est la remise en question du monopole blanc sur la représentation divine. Si Dieu a été dépeint pendant des siècles comme un vieil homme blanc barbu, ce n’est pas une vérité théologique, mais une construction culturelle et politique. Ce biais iconographique a servi à valider des systèmes d’hégémonie, en imposant l’idée d’une proximité entre le divin et la race blanche dominante.
La prise de parole de Henry McNeal Turner se situe dans un contexte où les Afro-Américains luttent pour leur émancipation et l’affirmation de leur identité. Il revendique un Dieu noir, appelle à la décolonisation de l’imaginaire religieux et rejette une spiritualité dans laquelle les Noirs ne se reconnaissent pas.
Déconstruire l’idéologie de la domination véhiculée par la religion
Depuis des siècles, la religion a été instrumentalisée pour justifier des hiérarchies raciales et asseoir des mécanismes d’oppression. L’association entre la blancheur et la divinité, opposée à la diabolisation systématique de la noirceur, constitue l’une des constructions idéologiques les plus néfastes.
Ama Mazama souligne cette manipulation en mettant en évidence la manière dont les Européens ont imposé une représentation du divin à leur image : « Les Européens ont développé une rhétorique de la domination qui leur a permis d’instaurer une dichotomie simpliste entre eux, qui sont bons, beaux, sacrés et divins, et nous, les Africains, qui sommes mauvais, laids, parce que diaboliques. Vous avez une équation entre le blanc qui est divin – on sait très bien que le bon Dieu chrétien est un grand blanc à barbe blanche, etc., son fils Jésus, on voit à quoi il ressemble – et puis il y a nous de l’autre côté, dans notre noirceur, diaboliques, etc. »
La rhétorique fondée sur des distinctions raciales repose notamment sur la malédiction de Cham, une interprétation fallacieuse d’un passage biblique (Genèse 9:20-27) utilisée pour légitimer l’asservissement des Noirs. Cham, fils de Noé, a vu la nudité de son père et, pour cette faute, son fils Canaan a été maudit et condamné à être « l’esclave de ses frères ». Ce récit a été détourné afin d’assimiler Cham aux Noirs et ainsi justifier leur esclavage.
Cette manipulation théologique a contribué à ancrer l’idée que la peau noire était destinée à la servitude, tandis que la blancheur serait associée à la pureté et à la bénédiction divine. Elle illustre également comment la religion a été instrumentalisée pour construire et perpétuer une idéologie de suprématie raciale.
Décoloniser le divin
Déconstruire cette imagerie dictée par l’Occident et le monde arabe est une nécessité. Depuis des siècles, ces civilisations ont imposé leurs dieux au peuple noir, effacé ses traditions spirituelles et diabolisé ses croyances. Cette emprise religieuse a validé l’asservissement et ancré l’idée d’une soumission des Noirs à des divinités façonnées par d’autres. Il est temps pour le peuple noir de se réapproprier sa spiritualité et de représenter le divin à son image afin de rompre avec des siècles d’endoctrinement. Repenser le divin est un acte de libération.
Axel Illary