À quelques mois de la présidentielle ivoirienne d’octobre 2025, alors que le climat politique est tendu, La Dépêche d’Abidjan s’est entretenue avec Maître Marcel Ceccaldi. Observateur averti de la vie politique en Afrique, l’avocat parisien nous a reçu dans son cabinet de l’avenue Victor Hugo, au cœur du 16e arrondissement de la capitale française. Dans un entretien sans détour, réalisé en vidéo, il livre son analyse sur les sujets brûlants du moment.
Vous êtes un fin connaisseur de la scène politique ivoirienne. Vous étiez l’un des avocats de Laurent Gbagbo durant la crise post-électorale de 2010-2011. Votre client a été transféré à la Cour pénale internationale, à La Haye. Après de longues années de procédure, il a finalement été acquitté. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette séquence politique et judiciaire ?
C’est un scandale d’État. Laurent Gbagbo a été arrêté en 2011. Il a été acquitté par le tribunal de première instance en 2019, acquittement confirmé par la cour d’appel. En 2015, alors qu’il était en prison depuis 2011, la CPI a décidé de joindre les procédures de Laurent Gbagbo et de Blé Goudé. Quatre ans ont été nécessaires pour cela. Huit années de détention avant cet acquittement. C’est un scandale ! C’est le scandale de la CPI.
Je rappelle tout de même que Moreno-Ocampo était le procureur de la CPI à cette époque. Quand ses fonctions ont pris fin, qu’a-t-il fait ? Il s’est rendu en Côte d’Ivoire pour rencontrer Ouattara. Certaines langues diraient que c’était le denier de Judas que venait percevoir Moreno-Ocampo. Trouvez-vous cela convenable ? Le procureur de la CPI quitte ses fonctions… et chez qui se rend-il ? Chez le président de la Côte d’Ivoire. Ce n’est pas convenable !
Il faut que l’Afrique prenne ses responsabilités sur ce point. Il faut créer une cour de justice de l’Union africaine, apte et compétente pour juger les crimes contre l’humanité commis sur son territoire.

D’ailleurs, pourquoi la CPI n’a-t-elle plus aucune raison d’être ? La plupart des pays, comme la France par exemple, disposent d’une législation réprimant les crimes contre l’humanité. Pourquoi la CPI aurait-elle cette compétence alors que d’autres juridictions peuvent en faire autant ? L’Afrique l’a démontré, le Sénégal l’a prouvé lors du procès d’Hissen Habré : elle est parfaitement apte à organiser des procès de cette nature.
Qu’il s’agisse d’une juridiction permanente ou d’une juridiction ad hoc créée pour poursuivre certains crimes commis, comme aujourd’hui en Somalie ou en République démocratique du Congo, oui, c’est cela qu’il faut faire. Il faut en finir avec cette comédie de la CPI.
L’actualité en Côte d’Ivoire est marquée par les préparatifs de l’élection présidentielle d’octobre 2025. Certains candidats potentiels ont été exclus de la liste électorale et ne pourront donc pas se présenter. Qu’est-ce que cette situation vous inspire ?
Gbagbo et Thiam, ce sont deux situations différentes. Laurent Gbagbo est interdit de se présenter en raison d’une condamnation prononcée à son encontre par contumace d’ailleurs, et pour laquelle il a été gracié, concernant le hold-up dit de la BCEAO. Permettez-moi de vous dire que l’arrêt de la CPI a purgé tout ce qui pouvait être reproché à Laurent Gbagbo.
Laurent Gbagbo a fait l’objet d’une mesure de grâce. Il bénéficie du statut d’ancien chef de l’État et a perçu les indemnités de retard dues à ses fonctions. En vertu de quoi cette condamnation serait-elle un obstacle à sa candidature ? Parce que, je vous le dis, la CPI a purgé en définitive tous les faits le concernant survenus en Côte d’Ivoire. On ne peut donc se prévaloir de cette condamnation pour lui interdire de se présenter.
Concernant Thiam, la situation est un peu différente, puisqu’on lui reproche sa binationalité, notamment le fait d’avoir renoncé tardivement à la nationalité française. Vous savez que la binationalité est une fiction. Si vous prenez un binational ivoirien, il est ivoirien pour la Côte d’Ivoire et français pour la France. Il ne possède pas deux nationalités au même moment, mais il a la nationalité ivoirienne pour son pays d’origine et la nationalité française.
Permettez-moi de vous le dire, je vais vous donner le fond de ma pensée : les juges qui ont rendu cette décision ont agi sur ordre et sur instruction. Vous prenez deux magistrats obscurs, vous leur soumettez la question, et ils vont, bien entendu, vous apporter la réponse que vous attendez d’eux. C’est l’application de la loi. Une loi, c’est une lettre certes, c’est un esprit, mais elle doit être appliquée en tenant compte de ses conséquences.
Quelles sont les conséquences d’écarter du scrutin Laurent Gbagbo et Tidjane Thiam à l’élection présidentielle ? Eh bien, cela porte atteinte à la démocratie ! Cela porte atteinte au libre choix des électeurs ! Je regrette que la Côte d’Ivoire emprunte ce chemin.
La Côte d’Ivoire a toujours été, malgré les aléas de l’histoire, un pays phare de l’Afrique de l’Ouest. La Côte d’Ivoire représente quelque chose à l’extérieur. Se livrer à ce genre de manœuvres discrédite leurs auteurs, ce qui est fâcheux, mais discrédite encore plus le pays à l’échelle internationale, ce qui est encore plus grave.
Alassane Ouattara a annoncé sa candidature pour l’élection présidentielle d’octobre 2025. Pensez-vous qu’il a le droit de se présenter ?
On peut certes ouvrir une discussion sur l’application de la Constitution. Est-ce que le fait de s’être présenté à deux reprises sous l’empire de l’ancien texte lui permettait de se présenter une troisième fois ? Ce n’est pas cela qui importe. Ce qui importe, en réalité, c’est le suffrage. Pour ma part, j’ai toujours pensé que le président Ouattara se présenterait. Pourquoi ? Parce qu’il n’avait pas de successeur. Depuis la disparition d’Hamed Bakayoko, il n’y avait, dans son entourage ou au sein de sa formation politique, personne d’apte à se présenter.
Donc, il se représente. C’est un fait, un constat. Il permet justement au suffrage de s’organiser et de s’exprimer librement. Il donne la parole aux Ivoiriens, leur offre la possibilité de s’exprimer.
Porter un jugement sur son bilan, positif ou négatif, peu importe, et permettre aux Ivoiriens de faire leur choix à partir des programmes de société que leur proposeront les différents candidats.
Or, qui sont ces candidats qui émergent ? Bien entendu, Tidjane Thiam, d’une part, et de l’autre, Laurent Gbagbo. Qu’il aille donc jusqu’au bout, en ce qui concerne l’expression du suffrage, et qu’il permette aux Ivoiriens de s’exprimer librement.
Reste qu’il ne devrait pas affronter de véritables concurrents, puisque les deux personnalités que vous avez évoquées ne sont pas autorisées à participer à la course électorale.
Si deux candidats représentant des courants significatifs de l’opinion publique ivoirienne ne peuvent pas se présenter, quel sera le résultat de cette élection ? Abstention, incidents, état d’urgence ? Quelle image la Côte d’Ivoire donnera-t-elle d’elle-même ?
Il faut que les citoyens, les Ivoiriens, puissent s’exprimer librement. Le président Ouattara se représente. Inutile de rentrer dans une discussion sémantique sur l’application de la Constitution.
Ce qui me paraît logique, c’est que les trois grands courants d’opinion – Thiam, Gbagbo et Ouattara – puissent se présenter au suffrage. Et ce sera aux Ivoiriens de choisir.
Vous avez affirmé tantôt qu’il n’y a personne dans l’entourage du président Ouattara pour lui succéder. Pourtant, ce dernier a déclaré qu’une demi-douzaine de personnes dans son parti sont capables de le remplacer. Alors, n’est-ce pas son désir de rester au pouvoir qui motive sa candidature ?
Il y a deux hypothèses. Soit il s’agit d’une forme d’obsession personnelle, « c’est moi et personne d’autre », soit d’une volonté de dissimuler certaines réalités, notamment sur l’état réel de la situation économique en Côte d’Ivoire.
C’est vrai, il y a eu des avancées. La CAN en Côte d’Ivoire a été un succès. À Abidjan, on peut constater des réalisations avec la construction de ponts et d’infrastructures. Mais cela ne suffit pas. En matière de bilan, qu’est-ce qu’un bilan, au fond, dans une élection présidentielle ? C’est la rencontre d’un peuple et d’un homme. Je reprends là une expression du général de Gaulle.

Il reste une chose essentielle : mettre en place une élection équitable. Or, les deux motifs invoqués pour écarter Tidjane Thiam sont de mauvais motifs. Concernant la condamnation de Laurent Gbagbo, on ne peut pas à la fois dire qu’il a été gracié, qu’il bénéficie du statut d’ancien chef de l’État, qu’il a perçu les indemnités qui lui étaient dues après une incarcération scandaleuse devant la Cour pénale internationale… et maintenir malgré tout que cette condamnation l’empêche de se présenter.
Les faits qui lui sont reprochés dans l’affaire de la BCEAO s’inscrivent d’ailleurs dans le dossier traité par la CPI. En l’acquittant, la Cour a purgé l’ensemble des griefs qui pouvaient lui être faits.
Quant à Tidjane Thiam, personne ne conteste qu’il est Ivoirien de naissance. On ne peut pas en dire autant du président Ouattara. Je vous fais remarquer qu’il a pu se présenter à l’élection présidentielle alors qu’un doute sérieux planait sur sa nationalité.
Thiam est Ivoirien, cela ne fait aucun doute. Qu’il ait acquis la nationalité française par la suite, c’est un épiphénomène. Ouattara, avant même d’être Premier ministre, dans ses fonctions internationales, représentait-il la Côte d’Ivoire ou un pays tiers – en l’occurrence le Burkina Faso ? Il est, à l’évidence, Burkinabé d’origine. Qu’il ait acquis plus tard la nationalité ivoirienne, soit. Mais à l’origine, il est burkinabé. Cela ne l’a pas empêché de devenir Premier ministre, puis président de la République.
Alors pourquoi faire à Thiam le procès que lui-même (Ouattara) a refusé qu’on lui fasse ?
Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, ne peut-on pas craindre pour la stabilité du pays ?
C’est certain. Vous savez, c’est un mauvais exemple, un mauvais message. Regardez la situation en Afrique de l’Ouest : le Mali, le Burkina Faso, le Niger. Avec un phénomène de capillarité qui touche désormais le nord du Bénin et aussi le nord de la Côte d’Ivoire. La stabilité démocratique en Côte d’Ivoire ne doit pas refléter la situation antidémocratique qui prévaut au Mali, au Burkina ou au Niger.
Prenez l’exemple du président Talon, au Bénin. Il va passer la main. Il ne cherche pas à briguer un troisième mandat. Il s’apprête à se retirer naturellement, et les candidats à l’élection présidentielle vont pouvoir se présenter librement.
Entretien réalisé par Axel Illary
Transcription : Axel Illary
Photos : Axel Illary

