Interview / Dr Charles Sika, pharmacien, spécialiste des affaires réglementaires : ‘’Le médicament de la rue est un danger même pour ceux qui n’en consomment pas‘’

Photo : DR
Docteur, vous êtes spécialiste des affaires réglementaires, expliquez nous ce que c’est les affaires réglementaires?
Les affaires réglementaires, c’est une discipline de l’industrie pharmaceutique qui traite de la réglementation relative à la fabrication, la mise sur le marché, la distribution et la publicité sur le médicament. Comme vous pouvez l’imaginer, le médicament est un produit spécifique destiné à guérir mais qui peut sous certaines conditions s’avérer nocif. Aussi, des dispositions réglementaires existent dans tous les pays du monde de sorte à garantir sa qualité et encadrer de façon stricte la commercialisation, la distribution et la publicité sur les médicaments. Pour votre information, entre la découverte d’une molécule dont on suppose les vertus thérapeutiques et la mise sur le marché de ce produit, il peut parfois y avoir plus d’une dizaine voire une vingtaine d’années. Durant tout ce temps, le laboratoire à l’origine de la découverte, va procéder à de nombreux tests en laboratoire et en situation réelle conformément aux dispositions réglementaires internationales afin de s’assurer que le médicament candidat est efficace et bien toléré par le patient. C’est vous dire donc combien de fois les choses sont encadrées ; ne sont mis sur le marché que les médicaments qui satisfont à toutes ces exigences. Une fois sur le marché, le circuit de distribution et la délivrance sont également contrôlés. Ainsi, seuls les pharmaciens disposant d’un agrément de grossiste-répartiteur peuvent exercer cette activité. Au niveau de l’officine, l’ouverture et l’exploitation d’une officine sont également régies par des lois. Un pharmacien ne peut pas se permettre d’ouvrir et exploiter une officine quand il veut et où il veut. Enfin, le médicament étant un produit qui peut s’avérer dangereux s’il est mal utilisé, la publicité sur le médicament est elle aussi réglementée et ne s’adresse qu’aux professionnels de la santé à l’exception de certains produits dont la vente est libre sous certaines conditions. Toutes ces dispositions visent un but, s’assurer que le médicament mis sur le marché soit de bonne qualité et reste sous le contrôle des professionnels du médicament que sont les pharmaciens jusqu’à sa délivrance aux patients.

Pouvez-vous nous expliquer exactement ce que c’est que le médicament de la rue ?
Le médicament de la rue est un produit présenté comme étant pharmaceutique qui est vendu en dehors des circuits conventionnels de distribution et qui se retrouve entre les mains de personnes non habilités à le délivrer. Il pose deux problèmes majeurs. D’abord sur leur nature : il s’agit soit de produits de contrefaçon, de produits sous-dosés, de produits dont la composition ne répond pas aux normes scientifiques ou de produits mal conservés. Le second problème qu’il pose est celui de la qualification des personnes qui le manipulent dans la rue. En effet, ces personnes n’ont aucune qualification pour en assurer la délivrance et les conseils relatifs aux conditions d’utilisation et autres précautions d’emploi.

En quoi ces médicaments sont ils dangereux pour la santé ?
Ces médicaments de par leur nature présentent un danger pour la santé publique car ils donnent au patient l’illusion de se soigner alors qu’ils aggravent sa situation. Ces médicaments sont mis en cause dans l’explosion du nombre de cas d’insuffisance rénale et bien d’autres maladies en Cote d’Ivoire.
Enfin, ils favorisent le développement de résistances bactériennes et parasitaires c’est-à-dire qu’ils rendent les microbes et parasites résistants aux médicaments habituellement utilisés pour les combattre. Le risque est grand pour tous y compris ceux même qui ne consomment pas les médicaments de la rue. Car si vous vous retrouvez infecté par l’un de ces germes ou parasites résistants, les médicaments que vous utilisez habituellement pour traiter votre mal ne seront plus efficace. Il faudra des doses plus fortes ou des associations de médicaments pour venir à bout de votre maladie avec tout ce qu’il y a comme conséquence. C’est pourquoi nous devons tous nous engager afin de sensibiliser nos parents, amis, collègues, employés sur cette grave menace qu’est le médicament de la rue.

Quels sont les dispositions arrêtées en Cote d’ivoire pour garantir la qualité des médicaments sur le marché ?
A l’instar de tous les pays, la Côte d’Ivoire dispose dans sa législation des outils réglementaires permettant de garantir la qualité des médicaments fabriqués ou importés par les circuits conventionnels.
Ainsi, il existe un organe chargé de l’application de ces dispositions réglementaires : la Direction de la Pharmacie et du Médicament. Pour ma part, je pense que cette agence du médicament fait le maximum pour remplir sa mission malgré la faiblesse de ses moyens humains et matériels.

Pourquoi malgré toutes ces dispositions les médicaments se retrouvent ils dans la rue ?
La majeure partie des médicaments qui se retrouvent dans la rue ne passe pas par les circuits conventionnels que sont les grossistes privés et publics. Il s’agit le plus souvent de médicaments en provenance de la Chine, de l’Inde ou de quelques pays africains. Ces médicaments franchissent nos frontières sans passer par les voies légales et se retrouvent sur les marchés. Il faut aussi reconnaître que ce marché bénéficie également d’un approvisionnement provenant du coulage des stocks d’officine ou de grossistes privés ou des pharmacies d’hôpitaux publiques. A ce sujet, les causes sont multiples mais le vol en est la principale. C’est d’ailleurs ce qui explique que depuis quelques années, le nombre de cambriolage d’officines est en constante croissance.

N’y a t’il pas de complicité des pharmaciens ?
Je ne m’avancerais pas sur ce sujet car n’ayant pas la preuve matérielle de l’implication de pharmaciens dans ce trafic de médicament. Toutefois, il est clair qu’à l’instar des autres corporations, la profession pharmaceutique a certainement en son sein des brebis galeuses qui posent des actes qui n’honorent pas la profession. Et si des cas d’approvisionnement du marché parallèle sont avérés, il appartient à l’Ordre des pharmaciens d’en tirer toute les conséquences et de prendre les mesures qui s’imposent avec le soutien ferme du ministère de santé.

Qu’est ce qui justifie le silence des autorités face à ce marché en plein essor ?
Votre constat est juste et nous déplorons tous cette situation. Au début, nous avions quelques vendeurs ambulants. En absence de réaction de nos autorités, nous avons vu naître sur chaque marché, un espace dédié à la vente des médicaments ou chacun peut s’approvisionner en toute liberté. Aujourd’hui, c’est une véritable filière qui s’est mise en place avec des structures bien établies : des grossistes, des semi-grossistes et des détaillants. A coté de cela, des cliniques chinoises se sont ouvertes dans toutes les communes et villes du pays et proposent librement des médicaments non homologués en Côte d’Ivoire. Ces Chinois peuvent-ils se permettre pareille attitude dans leur pays? Assurément non. Je ne saurai vous dire pourquoi les autorités ne réagissent pas devant ce fléau pas plus que je ne comprends leur silence. Il est vrai que nous avons connu une crise majeure, mais la crise à elle seule ne peut pas justifier toutes ces dérives. C’est pourquoi il convient de façon urgente que l’Etat mette en œuvre ses moyens de répression afin de mettre fin à de telles pratiques qui portent gravement atteinte à la santé publique.

Pourquoi les organisations professionnelles de pharmaciens ne se mobilisent-elles pas pour mettre fin à ce fléau ?
J’imagine que votre question fait certainement un parallèle avec les actions menées par les associations d’artistes en vue d’endiguer la piraterie. A ce sujet je dirai que les pharmaciens peuvent être à juste titre inquiets pour l’avenir de leur profession; mais le médicament de la rue ne peut être comparé à un CD ou n’importe quelle œuvre d’art, car il ne nuit pas qu’aux intérêts d’une corporation et de l’état mais il peut tuer d’innocents citoyens. Les organisations professionnelles de pharmaciens se sont mobilisées, ont dénoncé et continuent de dénoncer ce fléau. Mais il ne leur appartient pas de faire respecter les lois de l’état. Ce ne sont pas les pharmaciens qui prendront sur eux la responsabilité de déloger ces marchands de mort. C’est à l’état d’affirmer son autorité et de protéger la population de ce danger. L’état est capable de le faire, il a démontré de façon ferme, au plus haut niveau son engagement dans la lutte contre la piraterie des œuvres de l’art, nous attendons qu’il en fasse autant pour les médicaments de la rue. Il ne faut pas attendre des intoxications à grande échelle pour déclencher des plans d’urgence. Il ne faut pas non plus que la Côte d’Ivoire soit un pays où il est plus facile de prospérer dans l’illégalité que dans les normes.

Le développement de ce marché n’est-il pas dû au fait que les médicaments vendus en pharmacies sont chers ?
Non, je ne crois pas parce que d’une part le dernier ajustement de prix des médicaments date de 1994 lors de la dévaluation du francs CFA et d’autre part malgré l’inflation galopante, le médicament est l’un des rares biens de consommation dont le prix n’a pas augmenté. Par ailleurs, les ajustements de 1994 ont été suivis de mesures d’accompagnement favorisant l’accessibilité : l’ouverture du marché aux médicaments génériques, la substitution des prescriptions et le déconditionnement ouvrant la voie à la vente au détail pour les produits qui peuvent l’être. De plus une étude locale démontre que les prix des médicaments vendus au détail dans la rue, lorsqu’ils sont ramenés à la boîte reviennent plus chers qu’en pharmacie. Enfin, au delà des coûts d’achat, les médicaments de la rue occasionnent de lourdes dépenses liées à l’aggravation de la maladie et même à la mort qu’ils peuvent causer.

La production locale ne serait-elle pas une alternative pour permettre une meilleure accessibilité ?
En effet, la production locale est une des pistes à envisager pour améliorer l’accessibilité. Des initiatives privées locales existent et il y a à peu près une demi-dizaine d’unités de production locale. Malheureusement, la politique pharmaceutique nationale ne prend pas suffisamment en compte l’émergence d’une véritable industrie pharmaceutique locale. En effet, de nombreuses difficultés (fiscalité, coûts des intrants, frais d’approche, difficultés liés au transfert de technologie) font qu’au final ces unités locales n’arrivent pas à être aussi compétitives que les produits importés. Je pense par exemple que pour certains médicaments essentiels distribués dans les hôpitaux publics, l’état devrait appliquer la préférence nationale afin d’aider nos rares producteurs locaux. En outre, une exonération ou un rabattement des taxes sur l’achat des matières premières et de l’outillage permettrait à ces structures d’améliorer leur compétitivité. Par ailleurs, il faudrait envisager en plus de l’harmonisation des législations à l’échelle communautaire (CEDEAO ou UA), l’introduction dans ces législations d’une obligation pour les laboratoires de produire localement après un certain nombre d’années de commercialisation. Cette disposition existe dans les législations des pays comme le Maroc, la Tunisie et l’Algérie ou environ 70% des besoins en médicaments sont couverts par la production locale.

Que proposez-vous concrètement ?
Je voudrais appeler chacun de nous à éviter de mettre en danger sa vie et celle des autres en achetant et en consommant les médicaments de la rue. Aux autorités, je dirai qu’il est plus que jamais temps de mettre fin à ce marché parallèle qui n’honore pas notre pays et qui cause inutilement des morts. Que des instructions soient données aux forces de l’ordre afin de fermer tous ces lieux de vente de médicaments illégaux.

Avec le partenariat de l’Intelligent d’Abidjan / Par Ismaël Dembélé

Tue, 25 May 2010 02:06:00 +0200

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