Libre opinion / 1 an après le 11 avril 2011… : Correctement politique ? Gbagbo, question d’objectivité

Il faut reconnaitre que le projet rocambolesque fonctionne encore assez bien. Si certains Africains ont pris conscience de l’évidente manipulation qui justifie un engagement militaire malsain afin de résoudre un simple contentieux électoral, en Europe et en Amérique, l’opinion publique reste grosso modo la même : soit elle ignore tout du sujet, soit elle estime que la Côte d’Ivoire a vécu des moments douloureux en 2011, par la faute d’un néo-führer barbare, illégalement accroché à son pouvoir et décidé, coûte que coûte, à engager son pays dans une guerre civile.

La grossièreté de la caricature oblige, logiquement, le camp Gbagbo à dire sa part de vérité. C’est ce à quoi il s’attelle depuis un an, essentiellement par l’écrit, via des articles et des livres traitant – de façon intelligente ou bancale – d’un aspect ou d’un autre de la crise ivoirienne. Toutefois, le besoin de rééquilibrage médiatique arrive lui aussi avec quelques contraintes malignes. La vérité étant la première victime de la guerre, l’objectivité critique l’a suivi dans le tombeau créé par une sorte de littérature militante qui s’intéresse peu à l’exposition des faits, mais plutôt à l’instauration d’un parallélisme de forme et de fond en matière de contre-vérités. Ainsi, un nombre croissant d’analystes politiques plus sérieux que non (sinon dans leur exécution, au moins dans leur intention) ne se contentent plus simplement de dire ce qui est. Ils ont décidé de réécrire l’ère de la Refondation, avec des embellissements tendant à rendre le bilan présidentiel de Gbagbo un tantinet (ou deux) plus attrayant. Seulement, la critique corrective devenue propagande lénitive conduit à une impasse : en exposant les méfaits franco-ouattaristes, les propres agissements de Gbagbo (notamment les moins honorables) se présentent eux aussi avec toutes leurs lourdeurs embarrassantes.

A-t-on l’honnêteté intellectuelle et le courage de les confronter ouvertement ? Apparemment non. La plupart des critiques pro-Gbagbo préfèrent les contourner, en faisant des petits bonds agiles autour des questions qui fâchent et qui ne trouvent aucune réponse qui ne salirait celui que l’on s’efforce de présenter comme immaculé. Les trois analyses suivantes (choisies parmi tant d’autres) illustrent malheureusement ce constat.

1) La première analyse est celle de Jean Ziegler, homme politique et sociologue suisse et ami de Gbagbo qui, lors de la récente présentation de son nouveau livre à Grenoble, a tenu à rappeler à son audience que « les urnes ont été bourrées au Nord pour le compte de Ouattara sous le contrôle des armes, et au Sud, il y a sans doute eu des irrégularités qu’on ne peut nier. Mais les conditions d’une élection juste et démocratique n’étaient pas réunies dans tous les cas ». Cette affirmation incontestable appelle néanmoins une double interrogation. Primo, pourquoi Ziegler, qui estime que des irrégularités électorales au Sud « ne peuvent être niées » ne s’étend-il pas sur lesdites irrégularités ? À qui sont imputables ces irrégularités ? Celles du Nord de la Côte d’Ivoire auraient-elles plus de valeurs que celles du Sud ? Ziegler n’en soufflera pas un mot. Il vaut mieux faire l’impasse sur un sujet qui conduirait probablement à indexer le camp Gbagbo et/ou acquiescer l’opinion RHDP selon laquelle le Conseil Constitutionnel ivoirien, dès le début de la crise postélectorale, aurait dû, de façon impartiale, invalider certains résultats du Sud autant que ceux du Nord. Secundo, pourquoi donc les élections se sont-elles tenues en octobre et novembre 2010 si « les conditions d’une élection juste et démocratique n’étaient pas réunies dans tous les cas » ? La réponse la plus prompte et la plus vulgarisée côté Gbagbo s’énonce plus ou moins de la façon suivante : Gbagbo subissait la pression de la communauté internationale et voulait la paix. Une explication bien simpliste si l’on s’en tient aux faits et aux propos du concerné lui-même.

En effet, si les élections ont eu lieu en 2010, c’est surtout parce que Laurent Gbagbo était convaincu de sa victoire, même sans avoir acquis le désarmement effectif des forces rebelles de Guillaume Soro. Ce désarmement, inscrit dans l’accord politique d’Ouagadougou (APO) signé en mars 2007, ne s’est jamais réalisé en quarante-trois mois de gouvernance du tandem Gbagbo-Soro. Ce fait n’a pourtant pas empêché Gbagbo de clarifier sa position sur le désarmement et les élections, en octobre 2010, en dialoguant avec Jeune Afrique de la façon suivante, quelques jours à peine avant le premier tour de la présidentielle :
– JA : « Il y a encore moins de deux mois, vos partisans expliquaient qu’il ne saurait y avoir d’élection sans deux préalables : une révision en profondeur de la liste électorale, que vous jugiez biaisée en faveur de l’opposition, et le désarmement complet des ex-rebelles. Or la liste n’a été que très légèrement toilettée, et le désarmement n’est toujours pas achevé. Pourquoi êtes-vous revenu sur vos exigences ? »
– LG : « Écoutez. Pas mal de fraudeurs ont été éliminés des listes, sans doute plus que le chiffre officiel de 55 000. Quant au désarmement, il a atteint un stade à partir duquel nous pouvons travailler. Je suis donc globalement satisfait. »
Et Gbagbo, plus loin, d’ajouter : « Je pense simplement qu’on ne pouvait pas aller plus loin qu’on ne l’a fait. Il y a des moments où l’on sent qu’il est inutile de courir deux lièvres à la fois. Il faut aller à l’élection pour s’attaquer ensuite, avec une légitimité renouvelée, aux vrais problèmes de la nation. »

Difficile, à la lecture de ce qui précède, de continuer de prétendre que Gbagbo est allé aux élections contre sa volonté. Effectivement, le scrutin n’aurait jamais dû se tenir dans un tel contexte. Seulement, Gbagbo s’estimant « globalement satisfait », il a lui-même défendu la tenue de la présidentielle et s’est lancé dans la campagne en prenant soin d’assurer ses inconditionnels de sa victoire certaine : « Je ne serai pas battu. J’y suis, j’y reste ». Et encore : « Lorsque dix sondages, huit TNS-Sofres, un Gallup et un IREEP vous placent en tête depuis un an et demi et jusqu’à l’avant-veille du scrutin, il est rare qu’ils se trompent tous ». Sauf si ce sont vos ennemis qui préparent vos sondages et qui vous vendent une illusion précaire afin de mieux vous humilier à terme…

2) La seconde analyse est celle de Gary K. Busch, universitaire et syndicaliste américain, qui a lui aussi sacrifié à “l’oubli” dans sa critique du système économique et monétaire imposé par la France à ses anciennes (?) colonies d’Afrique occidentale.
En décembre 2011, Busch a préparé un riche document garantissant, de « sources crédibles ouest-africaines », une dévaluation du franc CFA le 1er janvier 2012 qui se fait toujours attendre. La démonstration note les travers bien connus du pacte colonial et affirme ainsi :
« Plus de 85 % des réserves de change [des] pays africains [d’Afrique de l’ouest francophone] sont déposés dans des “comptes d’opérations” contrôlés par le Trésor français. Les deux banques de la zone CFA ne sont africaines qu’en théorie. Elles ne formulent aucune politique monétaire. Les pays de la zone CFA ne savent ni ne sont informés du montant de ces réserves déposées au Trésor français qui leur appartient collectivement ou individuellement. Les bénéfices rapportés par l’investissement des réserves africaines devraient en principe être reversés dans ces réserves en tant que propriétés des pays de la zone franc. Ce n’est pas le cas […] De ce fait, les pays africains membres de la zone CFA ne peuvent pas formuler leurs propres politiques monétaires […] Le vrai challenge du business français vint avec l’élection de Laurent Gbagbo comme président de la Côte d’Ivoire. Sa décision de revoir les termes du pacte colonial et son intention de faire partir les troupes françaises et onusiennes de son pays sont les raisons pour lesquelles la France causa sa chute et son incarcération. »

Très vrai. Sauf que, nulle part, l’auteur ne fait mention du fait que l’illustre défenseur de la souveraineté ivoirienne s’est lui-même présenté en faveur du franc CFA, dans son livre-programme de 2010 intitulé Côte d’Ivoire : bâtir la paix sur la démocratie et la prospérité. Gbagbo déclare ceci :
« Aujourd’hui, huit pays dans la sous-région, membres de l’UEMOA, ont en commun la même monnaie, le franc CFA. Grâce à cette expérience, et malgré ses limites, leurs économies savent résister aux chocs extérieurs et intérieurs. Fort de cette expérience, je soutiens que rien ne devrait être entrepris pour saborder la monnaie commune ou l’affaiblir. Tout au contraire, nos énergies doivent converger vers le renforcement de cet outil pour le rendre plus performant et donc plus attrayant. La cohabitation de cette monnaie commune aux pays de la zone UEMOA avec quatre ou cinq autres monnaies nationales est un handicap au développement rapide de la coopération sous régionale. Notre objectif doit être d’élargir la zone monétaire à tous les autres États de la sous-région. » Certains croient peut-être rêver mais l’évidence est là : Gbagbo n’est pas moins avocat du franc CFA que Ouattara ou Sarkozy. Sauf que Gary K. Busch et la très grande majorité des critiques pro-Gbagbo savent taire ce “léger détail”, en bonne conscience et en toute “objectivité”.

3) La troisième analyse, enfin, est celle de Charles Onana, journaliste français d’origine camerounaise, qui ne s’encombre pas vraiment d’impartialité et de rigueur intellectuelle dans son livre Côte d’Ivoire : le coup d’État, notamment au sujet des contrats de concession octroyés par Gbagbo aux entreprises françaises. Onana estime globalement que Gbagbo « n’a jamais été dans la compromission avec la France [mais] a néanmoins accepté beaucoup de compromis ». Il précise aussi que, « comme tout être humain ou tout homme politique, Gbagbo a incontestablement commis des erreurs dans ses choix et ses prises de décisions ». Sauf qu’en 415 pages, Onana ne souffle pas un mot supplémentaire sur lesdites erreurs. D’ailleurs, en prétendant que « ceux qui connaissent son humilité disent qu’il ne manquera ni de les admettre ni même de les corriger », Onana minimise ces « prises de décisions » qui, une fois édulcorées l’encre de l’objectivité, soulignent l’incohérence d’un chef d’État qui n’a pas moins contribué à l’expansion du pacte colonial que ses prédécesseurs. Quels sont les faits ? Gbagbo a renouvelé les contrats de concession de l’eau et de l’électricité au groupe Bouygues, en 2005 et 2007 (après avoir offert le port d’Abidjan au groupe Bolloré en 2003 dans un cafouillage qui, en sont temps, avait fait couler beaucoup d’encre). Le tout, dans les règles du contrat léonin à l’avantage de la France-à-fric, c’est-à-dire, sans appels d’offre ouverts (sauf appels d’offre “de façade”, gagnés d’avance), ou en paraphant des conventions de gré à gré assortis de tous les dessous de table que l’on peut supposer, puisque ceux-ci sont typiques de la logique françafricaine.

Aussi, quelle différence éthique, légale ou économique existe-t-il entre :
– un contrat léonin version Houphouët : l’eau réattribuée en 1987 à la société française Saur (présente en Côte d’Ivoire depuis 1959, devenue filiale du groupe Bouygues en 1984), pour une durée de 20 ans, sans appels d’offre (suivant le modèle du pacte colonial signé avec la France en 1961) ;

– un contrat léonin version Ouattara : l’électricité attribuée en 1990 à Saur, filiale du groupe Bouygues, pour une durée de 15 ans, sans appels d’offre ;
– un contrat léonin version Bédié : les télécoms attribuées en 1997 au groupe France Telecom, pour une durée de 10 ans, après une farce d’appels d’offre international qui voit France Telecom damer le pion à la société ivoirienne Africa Bell associé au géant américain AT&T, sans que personne ne comprenne jamais comment ;
– un contrat léonin version Gbagbo : l’électricité attribuée en 2005 (suivi de l’eau en 2007) à Saur, filiale du groupe Bouygues, pour une durée de 15 ans, sans appels d’offre ?
L’excuse de la “pression” et du “contexte” ne pourrait-elle pas, elle aussi, s’appliquer à Houphouët, Bédié et même Ouattara (pourquoi pas ?), non moins “pressés” par les intérêts français ? Quelle différence entre « compromis » et « compromissions », en termes de conséquences, quand la signature de Gbagbo au bas des contrats renouvelés à la CIE et à la Sodéci est bien celle qui permet à ces deux sociétés de continuer de montrer une irresponsabilité et une incompétence dont peuvent témoigner tous les Ivoiriens victimes d’officieux délestages électriques et hydrauliques au temps T ? Une « compromission » qui exploite le peuple vaut-elle mieux qu’un « compromis » qui l’exploite tout autant, dépendamment de l’autorité qui le valide ? Onana ne s’en préoccupe même pas.

Et pourtant, les fondements du coup d’État auquel il consacre sa thèse se trouvent également dans ces choix opérés par Laurent Gbagbo que l’on veut continuer, soit de justifier, soit de dissimuler. À vrai dire, ces quelques exemples montrent bien qu’il existe un manque d’objectivité contagieux dans certaines de ces analyses pro-Gbagbo censées “dire la vérité”. Or, une critique crédible et réellement efficace est avant tout une critique qui dit toute la vérité, celle qui plait aussi bien que celle qui gêne. La recherche d’un minimum d’objectivité se distingue de la recherche d’une symétrie analytique parfaite ou d’une approche équilibriste. Là où l’équilibrisme consiste à se contorsionner en justifications toutes aussi loufoques les unes que les autres afin d’aligner tout le monde sur le même pied d’égalité (et ne pas déranger qui que ce soit), l’objectivité critique reconnaît à chaque acteur sa part de responsabilité et n’entend pas l’en dédouaner.

Le but est clair : il faut éclairer l’opinion publique de toutes les zones d’ombre présentes hier et aujourd’hui afin qu’elles ne réapparaissent pas demain. Si l’exercice semble être un véritable mystère chez les exégètes du camp Ouattara, sa disparition, côté Gbagbo, s’annonce au fur et à mesure que la volonté de réponse à l’imposture médiatique internationale s’exerce exclusivement dans la caricature, sans aucune autocritique. Or, une fois toutes ces analyses confrontées et épluchées jusqu’à leur noyau – après avoir été dépoussiérées de l’amitié personnelle, de l’ambition professionnelle ou du militantisme à outrance – que reste-t-il ? Il ne reste qu’une juxtaposition de demi-mots qui facilite la rédaction d’une version non moins factice de l’histoire politique de la Côte d’Ivoire que celle proposée par l’adversaire. Et qui, surtout, promet une ignorance durable : les générations à venir n’y verront que dalle.

Par Fabien D’Almeida in fabiendalmeida.penseesnoires.info

Tue, 10 Apr 2012 05:12:00 +0200

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