Être journaliste dans un pays bipolarisé

Journalistes du Nouveau Courrier en prison, vendredi 23 juillet 2010, Anassé Anassé (L'inter) au micro de RFI
Radio Nederland dispose d’un réseau de correspondants dans le monde entier. Certains de ces journalistes travaillent dans des pays où la liberté de la presse est limitée. Dans notre série d’été Les limites de la liberté d’expression, certains correspondants décrivent leur lutte pour raconter la vérité.
Abidjan, quelques années avant l’éruption de violence qui a suivi les élections de 2010. Je me trouve sur une terrasse avec vue sur la lagune. Il est tard et les lumières du centre-ville se reflètent dans l’eau. Une scène envoutante et un bon moment pour une réflexion sur le travail de journaliste dans ce pays.

De quel côté ?

« Nous devons nous battre », dit mon collègue ivoirien, frappant son poing sur la table. « C’est ce que les journalistes doivent faire. Nous devons nous battre ! »
« Mais attends, là. Est-ce qu’un journaliste ne doit pas rapporter les faits et les présenter de la manière la plus objective possible ? »
Il répond à mon objection avec un sourire inquiet. « Rends-toi à l’évidence, c’est comme ça que ça se passe ici. Tout le monde doit choisir un côté ». Et puis, avec une clairvoyance effroyablement prophétique : « La guerre va venir, c’est inévitable. Nous n’avons pas le temps d’être exacts. De quel côté es-tu – c’est ça la question. »

La vérité trahit

En 2012, lorsque je voyageais d’Abidjan vers l’ouest du pays, alors en pleins troubles, j’étais hanté par cette conversation et par d’autres discussions que j’avais eues avec des journalistes. Le journalisme impartial est sous perfusion. Les collègues qui ont tenté de rapporter les faits le plus objectivement possible ont subi une pression intense pour que leurs articles servent un agenda politique. Essayez d’être objectif et vous êtes qualifié… de traître. Les conséquences peuvent être – et sont – brutales : intimidations et attaques physiques.
Il y a deux manières de voir l’histoire récente de la Côte d’Ivoire. Les partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo affirment que l’ennemi a remporté l’élection présidentielle par la fraude et parce que la France, les Nations unies et la Cour pénale internationale ont conspiré pour s’assurer que leur homme ne devienne plus jamais président. L’autre côté, celui de l’actuel président Alassane Ouattara, maintient qu’il gouverne légitimement et que le camp Gbagbo est un mauvais perdant. Ils ne peuvent que s’en prendre à eux-mêmes.

Sensation, partisan, mensonges

La vérité est quelque part au milieu, mais ça ne vous mènera pas loin en Côte d’Ivoire. Regardez les nouvelles à la une dans les journaux quotidiens. Vous verrez immédiatement de quel côté ils se trouvent. Cela a même créé un nouveau type de consommateurs de médias : les « Titrologues », qui ne regardent que les titres à la une et déclament « leur vérité » pendant le reste de la journée. Le problème de ces titres est triple : ce sont des titres à sensation, ils sont partisans et ce sont des purs mensonges. Et les deux côtés s’y rendent coupables.
C’est ainsi que j’ai lu sur des bombardements qui n’avaient jamais eu lieu, des problèmes de santé que des politiciens n’avaient jamais eus, des actions des Nations unies qui n’avaient jamais été entreprises, des accusations contre des individus totalement infondées et ainsi de suite. C’est le résultat du « journalisme d’attaque », ce qui fait qu’approfondir encore plus les fissures dans la société ivoirienne.

L’esprit Le Pen

Les médias ont joué un rôle central dans le conflit ivoirien. Pendant les derniers jours de Gbagbo à Abidjan en 2011, des combats intenses se déroulaient sur le terrain de la RTI, la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne. Cette chaîne est le canal principal de propagande du gouvernement en place, autant pour l’ancien gouvernement que pour l’actuel. C’est là que j’ai fait connaissance pour la première fois du divisionnisme toxique du débat ivoirien, quelques années avant ma conservation avec vue sur la lagune.
J’avais une interview avec un sociologue qui m’avait été recommandé par un journaliste de la RTI. « Parle-lui. Il est très bon, très objectif ». Mais mon interlocuteur est devenu très agité lorsque j’ai soulevé la question cruciale sur les problèmes du pays : l’Ivoirité. Qui est un citoyen ivoirien – et qui ne l’est pas ?
Sa réponse et sa manière de décrire les non-ivoiriens m’ont fait penser à un homme politique notoire. Je lui ai dit : « Vos propos me font penser à Jean-Marie Le Pen ». Avec cette comparaison avec un politicien français d’extrême droite, il a mis fin à l’interview avec un visage irrité.
Le problème, c’est que cet esprit Lepenesque plane encore au-dessus du paysage médiatique ivoirien. C’est noir ou blanc. Et il n’y a rien entre les deux. Bonne nouvelle pour les « Titrologues ». Mauvaise nouvelle pour les journalistes qui essaient de faire leur boulot.

In Radio Nederland Wereld Omroep (Radio Pays-Bas Internationale)

Tue, 17 Jul 2012 01:48:00 +0200

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