La Problématique de la critique littéraire en Côte d’Ivoire Auguste Gnaléhi et Zacharie Acaffou partagent leurs expériences

Zacharie Acaffou
Nos lecteurs ont besoin de vous connaitre. Qui êtes-vous et comment êtes-vous arrivés à la critique littéraire ?

Auguste Gnaléhi : Je suis journaliste, critique littéraire, consultant et correcteur de livre. J’ai été consultant pendant près de deux ans chez Vallesse Editions. Actuellement, je suis le directeur littéraire de Sésame Editions. .. Je suis arrivé au journalisme en 1991 par tempérament, mais surtout par acquis de conscience (…). Au bout de dix ans de pra- tique, j’ai fait un constat : pour être efficace, il faudrait que vous vous spécialisiez dans un domaine bien précis. J’ai choisi alors la cri- tique littéraire. Je me suis dit qu’avec la cri- tique littéraire, je peux non seulement infor- mer, former la population mais dénoncer les tares de la société. Car la critique littéraire est non seulement l’étude, la discussion mais elle est aussi l’évaluation et l’interprétation des œuvres littéraires ou ouvrages de réfé- rence. Elle peut prendre la forme d’un dis- cours théorique (…) ou d’un discours circons- tancié, de présentation ou de compte-rendu d’une œuvre littéraire ou d’un ouvrage de référence. J’ai choisi la critique littéraire pour aimer davantage le livre et le faire aimer à tous ceux qui pensent que lire est une perte de temps. Beaucoup d’écrivains et d’éditeurs me sollicitent en vue d’écrire la quatrième de couverture de leurs œuvres. Dans ce cadre, on peut citer quelques ouvrages : Le Prix de La
Fortune d’Assouma Kouadio Bertin, L’Ombre d’Imana, Voyage Jusqu’au Bout du Rwanda, de Véronique Tadjo, Grand prix littéraire d’Afrique noire 2005, Et Pourtant, Elle pleurait d’Isaïe Biton Koulibaly et Passion de Soutane de Serge Grah.

Zacharie Acaffou : Je suis Zacharie Acaffou. Je suis titulaire d’un Master en lettres et langues étrangères appliquées de l’Université Paris-Ouest-Nanterre. Je suis diplômé, en outre, en didactique du français langues étrangères de l’Université Paris 3 de la Sorbonne-Nouvelle. Je suis enseignant de formation. Je suis journaliste et chroniqueur littéraire.

Depuis combien de temps faites-vous la critique littéraire?

A. G : Cela fait bientôt vingt ans. J’ai com- mencé par la correction des journaux. (…) Je suis parti d’un constat. Les journaux ivoiriens outre Fraternité Matin n’ont pas de pages relatives à la critique de livres. Voici l’argu- ment qui a milité à mon choix. Nombre de lec- teurs aimaient bien mes critiques. D’ailleurs, je recevais des courriels des maisons d’édi- tion, de lecteurs lambda et d’écrivains me demandant de continuer sur cette lancée ; car cette rubrique comblait un tant soit peu un vide. (…) Je suis en quête du beau, en quête de belles lettres et non des textes prosaïques, communs, ordinaires… C’est à partir de là que j’ai tapé dans l’œil de certains organisateurs de concours littéraires. En 2006, j’ai été membre du jury du concours de nouvelles du Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA). De 2007 à 2009, Vallesse Editions, par le truchement de son chargé de commu- nication et d’édition, Serge Grah m’a sollicité pour être membre de jury du concours litté- raire dénommé Les Manuscrits d’Or. De 2008 à 2009, les organisateurs du Prix Ivoire de la littérature africaine d’expression franco- phone, m’ont sollicité pour être membre du pré-jury. Cette année encore, ils m’ont fait appel.

Z. A : Disons depuis près de dix ans. J’y suis tombé par amour de la littérature que j’ai découverte assez jeune. Je faisais des notes à titre personnel, j’aimais à donner mon avis sur telle ou telle œuvre. Mais j’ai véritablement commencé à publier mes chroniques à partir de 2006 dans le magazine franco-suédois 100pour100culture. J’ai par la suite collaboré avec d’autres journaux où je publiais réguliè- rement mes chroniques et aujourd’hui, c’est au pôle Culture Sud de l’Institut Français que je fais des chroniques.

Pour le grand public, qu’est-ce que la critique littéraire?

A. G : La critique littéraire recouvre deux acti- vités relativement autonomes. La critique désigne d’une part les comptes rendus de livres dans la presse (critique journalistique), et d’autre part le savoir sur la littérature, les études littéraires ou la recherche littéraire (critique universitaire ou didactique). Ces deux acceptions ne sont pas diamétralement opposées bien que la seconde puisse se dis- tinguer par le jugement qu’elle porte sur les livres étudiés. En revanche, la notion de «nou- velle critique» désigne souvent de manière polémique un ensemble d’orientations nova- trices apparues dans le champ universitaire français de la critique littéraire avec le bref essaideRolandBarthessurRacineen 1963…

Z. A : Faire de la critique littéraire, c’est éva- luer, étudier et interpréter la littérature. A titre personnel, je suis beaucoup plus à l’aise avec l’expression chroniqueur littéraire qui est la présentation ou le compte rendu d’une œuvre littéraire dans un journal, une radio ou une télé. Faire de la critique littéraire, c’est rendre compte souvent de la forme d’un dis- cours théorique qui s’appuie sur la littérature elle-même donc sur son métalangage. Ce qui peut paraître souvent bien plus difficile qu’on ne le croit à faire.

Pourquoi est-il important qu’il y ait des critiques littéraires?

A. G : Avant de répondre à ta question, voici l’analyse typologique établie par le critique français Albert Thibaudet. Il distingue trois critiques : la critique des honnêtes gens, la critique des professionnels et la critiques des artistes. La critique des honnêtes gens ou cri- tiques spontanée est faite par le public lui- même, ou plutôt par la partie éclairée du public et par ses interprètes immédiats. La critique des professionnels est faite par des spécialistes dont le métier est de lire des livres, de tirer de ces livres une doctrine commune, d’établir entre les livres de tous les temps et de tous les lieux une espèce de société. La critique des artistes est faite par les écrivains eux-mêmes, lorsqu’ils réfléchissent sur leur art. Au regard de ce qui précède, il est important qu’il y ait des critiques, des spécialistes dont le métier est de lire des livres, de tirer de ces livres une doctrine commune, d’établir entre les livres de tous les temps et de tous les lieux une espèce de société. Les critiques littéraires ont un rôle à jouer. Ils apportent un éclairage sur les livres qu’on attend, repèrent les nouveaux talents, prennent position.
Ecoutez ! Le critique, conscient que la littérature est devenue une sorte de support interactif, met en relief certaines problématiques linguistiques : rôle du lecteur et pluralité des lectures, dynamisme narratif, valeur poétique et rôles des «modes d’emploi» littéraires. La critique constitue, de mon point de vue, un genre littéraire en soi. Elle est une forme d’écriture qui prend appui sur un autre texte. Elle a une autonomie. En une seule phrase, le critique peut mettre le doigt là où se cache le nœud ou l’enjeu du livre.

Z. A. : «Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloges flatteur», disait un célèbre écrivain français. Il ne faut pas voir la critique comme un processus unilatéral qui consiste à dire que du mal d’un livre. Il faut la voir comme un complément littéraire, une interprétation des œuvres littéraires autres que ce que veut avoir l’auteur sur son propre livre. Je pense que c’est grâce à ces regards extérieurs-là que nos plus grands écrivains africains sont aujourd’hui des immortels.

Que répondez-vous aux écrivains qui ont une aversion pour la critique?

A. G. : Ces écrivains n’ont rien compris. Ils pensent que le critique c’est celui qui flingue, démolit l’œuvre. Pour eux, une bonne recension fait vivre un livre, et lui procure des lecteurs. Aujourd’hui ou peut-être pour l’éternité ; une mauvaise recension tue l’œuvre dès sa parution. Non ! Le critique ne démolit pas. (…) La critique est un genre littéraire au même titre que le roman, le théâtre, la poésie, la biographie, le pamphlet… Voyez-vous, la critique a ses règles, sa morale. La critique est un discours théorique qui s’appuie sur des théories littéraires, donc ceux qui ont une aversion pour la critique refusent d’être de grands écrivains ; car la critique des artistes est faite par des écrivains eux-mêmes.

Z. A. : C’est tout simplement triste et j’ai toujours un sourire en coin lorsque certains écrivains ou leurs lecteurs blâment, condamnent souvent avec une certaine violence à la suite de certaines chroniques qu’on peut faire sur leur œuvres. C’est assez extraordinaire parce que quand vous dites du bien d’une œuvre que vous avez lue, vous n’avez, pour la plupart du temps, pas de retour de la part de ces auteurs. En revanche, quand vous tentez de démontrer que tel livre est détestable à certains niveaux, là vous avez soudain une meute de bien-pensants à vos trousses qui vous condamnent, vous traitent de médiocre ; un professeur m’avait même traité de jaloux à la suite d’un article que j’avais fait sur un auteur qu’il aimait. C’est d’un ridicule tout simple- ment.

Auguste Gnaléhi
Quelques mots sur l’histoire de la critique dans la presse en Côte d’Ivoire…

A. G : Avant 1990, il y avait dans ce pays trois journaux : Fraternité- Matin, Fraternité- Hebdo et Ivoire Dimanche (I.D). A Fraternité-Matin, on avait la rubrique "Les livres du mois" (devenue "Sur et autour des livres") meublée par des interviews d’auteurs et critiques de livres. C’était K.K.Man Jusu qui l’animait. Les mêmes pratiques se remar- quaient dans Fraternité-Hebdo dans sa rubrique "Culture". Quant à I.D, sa rubrique "En librairie" présentait un livre ou des entre- tiens d’auteurs. Les animateurs sont entre autres Jean Servais Bakiono, Diégou Bailly… A la radio, on avait l’émission "Club littéraire", animée par Jacques Bilet. A la télévision, après plusieurs tentatives ("Kuma, Littéraires") on aura "Point à la ligne" de Degny Mixent. Au regard de ce qui précède, les pionniers sont entre autres K.K.Man Jusu, Jacques Bilet, Jean Servais Bakiono, Diégou Bailly, Degny Maixent, Hyacinthe Kakou… Mais après 1990, nous avons assisté au printemps de la presse ivoirienne, avec l’avènement des jour- nalistes "culturels" ou "people". Raison ? Les promoteurs des journaux font la part belle aux événements sociopolitiques et écono- miques. Les livres sont relégués au second plan. Rares sont des livres ou des auteurs qui font la Une. L’auteur, ironie du sort, fait la Une lorsqu’il est mort. C’est pourquoi je salue Le Nouveau Courrier qui – chaque semaine – s’évertue sur deux pages à nous présenter des auteurs, entretiens d’auteurs et des critiques de livres. (…)

Z. A : C’est une grande question à laquelle je ne saurai répondre avec justesse. Je sais juste que la plupart des professeurs de lettres y consacrent une partie de leur activité mais sans s’y engager véritablement. Ceux qui le font en tout cas sont peu nombreux. Mais une chose est sûre, depuis quelques années, la critique littéraire en Côte d’Ivoire se fait de
plus en plus importante dans le milieu de la littérature ivoirienne peut-être à cause de la floraison de livres sur le marché. Quoiqu’il en soit, ces personnes qui ont pris le pari de rele- ver ce défi ont des qualités inestimables que je respecte à divers niveaux. Je pense à vous par exemple cher ami. Je reçois régulière- ment vos chroniques que je lis avec un plaisir des plus intenses.

Pensez-vous qu’une critique peut influencer le destin d’un ouvrage?

A. G : Toute critique est critique de quelque chose ; donc elle peut influencer le destin d’un ouvrage. Pour ce faire, le critique doit être une autorité, ou ces écrits doivent faire autorité. Je sais que chaque lecteur, qu’il soit écrivain ou pas, semble être fier d’afficher son indépendance d’esprit en rejetant de façon obstinée la critique. Honnêtement, je lis (presse écrite) et j’écoute (presse audio) et je me régale le plus souvent. En revanche, un critique n’est pas quelqu’un qui vous "conseille" une lecture, mais qui vous donne l’envie de lire et souvent de lire ce que ce même critique descend en flammes.

Z. A. : L’affirmer serait prendre les lecteurs que nous sommes pour des sots. Non je ne le pense pas. La critique peut orienter le lecteur, le situer mais influer négativement ou positi- vement je ne le pense pas. Pour la confidence, la plupart des romans que j’ai adorés sont ceux qui ont été littéralement massacrés par la critique. Répondre donc oui à votre question serait, imposer des frontières à la littérature quand l’on connait son caractère polysémique.

Il est de plus en plus question d’intégrer les critiques dans l’AECI?

A. G. : Non ! Les textes de l’Association des écrivains de Côte d’Ivoire le disent déjà. Je ne sais pas pourquoi l’on fait de la polémique autour de ça. J’ai entendu par ouï-dire qu’il y aura un comité scientifique qui va désigner les critiques…

Z. A. : Oui, j’en avais récemment parlé avec le président Josué Guébo lors de notre rencontre au salon du livre de Paris. Mais je pense sin- cèrement que cette question doit être débat- tue au sein même de l’Association des écri- vains de Côte d’Ivoire (AECI). Me concernant, je ne vois pas pour l’instant l’urgence. Il appartiendra après à Josué et à ses collabo- rateurs d’en débattre.
Interpréter une œuvre ou la juger, qu’est-ce qui doit primer de votre avis ?

A.G. : Lire c’est s’interroger, c’est décrypter, interpréter le code d’un message écrit. Lire c’est se construire une conscience, c’est se projeter hors de soi à la rencontre d’une autre conscience, c’est aller à la rencontre d’un plaisir, d’un bonheur… Interpréter une œuvre ou juger une œuvre, les deux acceptions ne sont pas absolument opposées. Car interpré- ter, c’est construire, expliquer le sens d’un texte et juger c’est se faire une opinion sur un texte, apprécier un texte. Pour moi, dans une critique, il faut relever ces deux acceptions tout en montrant le bien-fondé de notre posi- tion.

Z. A : Interpréter c’est expliquer, traduire, ten- ter de trouver un sens. Juger c’est apprécier, approuver, donner son opinion, évaluer. Les deux sont parfaitement complémentaires dans la critique même si je crois à titre per- sonnelle que l’interprétation doit toujours être la base d’une critique littéraire. Il est bien beau de dire qu’une œuvre est bonne ou mau- vaise mais encore faut-il pouvoir la justifier. Voilà au sens qui donne à l’interprétation, un rôle si important.

Comment parler des livres à la télévision et à la radio pour intéresser le grand nombre de téléspectateurs et d’auditeurs ?

A.G. : A la télé, il faudrait qu’on revoie les horaires. Avant la sortie d’un livre, il faudrait que l’on suscite un grand débat télé ou radio autour de la thématique du livre. Les média jouent un rôle dans la promotion des ouvrages dans un pays. Les émissions télé et radio ont un impact sur le public. On ne va pas réinventer la télé ou la radio mais le livre n’est pas trop visible à la télé.

Z.A. : La télévision fait ce qu’elle peut pour la mettre en valeur ; à la radio les émissions de littérature sont quasi inexistantes ; quant à la presse écrite, elle joue un rôle mineur. Je tiens pour exemple les quatrièmes de couverture qui sont pompeusement copiés en guise de chroniques littéraires. Lorsqu’un livre paraît, tout ce qu’on trouve dans la presse écrite est comparable soit à des publicités gratuites de ces livres-là, soit à quelques lignes sur les dates et les lieux des prochaines dédicaces de l’auteur. Pour preuve, j’avais récemment reçu à lire le dernier livre d’André Silver Konan et la seule chronique que je trouvais en ligne était celle d’Etty Macaire. Les autres passaient en revue ces différentes dates de dédicace.

A.G. : Je tiens à dire, en paraphrasant Simone De Beauvoir, qu’on ne naît pas critique littéraire on le devient. On le devient en maîtrisant les théories littéraires, en dévorant les livres. C’est à force de bouquiner qu’on devient cri- tique littéraire. Aux éditeurs ivoiriens, je leur demande d’avoir, comme en France, des cri- tiques littéraires dans les différents journaux de la place. Et il ne faudrait pas qu’ils attendent la parution d’un livre pour qu’on parle du livre. Il faudrait qu’ils organisent, outre la rentrée littéraire, des cafés littéraires, des salons littéraires des débats-télé ou radio autour d’un livre qui est sous presse. Je leur demande de nouer des partenariats gagnant- gagnant avec la presse dans son ensemble. De chercher à ressusciter le concours des cri- tiques littéraires.

Propos recueillis Par Etty Macaire*

*Critique littéraire ethimacaire@yahoo.fr

L’Avis de Koffi Koffi (Critique littéraire)
La critique littéraire est importante, et même vitale pour la littérature. C’est l’air qui l’alimente et lui donne les ailes. Elle peut jouer grandement sur la réception d’une œuvre.
En Côte d’Ivoire, la critique littéraire de presse est presque à l’agonie, faute d’ac- teurs capables de la porter et de lui donner du coffre. Le métier est dur et contraignant et nombre de journalistes culturels
aujourd’hui n’en ont pas le coffre (intellec- tuel). Cela demande plus que leur compé- tence, d’où ils n’arrivent pas à s’imposer dans les journaux. Concernant le projet de regroupement des critiques littéraires, il y a déjà eu une tentative de regroupement des jeunes critiques littéraires en 2003 (AIJCL: Association ivoirienne des journalistes cri- tiques littéraires) qui a fait long feu. Manque de soutiens réels des éditeurs, pro-
blème interne des membres et mauvaise gestion de l’association par ses premiers responsables. Une nouvelle association peut-elle voir le jour et survivre ? Elle peut voir le jour; quant à sa survie c’est un autre débat qui peut se nourrir par la critique et l’auto-critique.

Propos recueillis par Etty Macaire

In Le Nouveau Courrier

Tue, 15 May 2012 00:38:00 +0200

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