Genèse de l’apartheid : histoire et « race » en Afrique du Sud

Depuis l’arrivée des Blancs en 1652, l’Afrique du Sud est un pays où la notion de « race » a été prépondérante pour définir les relations entre les divers groupes qui la composent. C’est en 1685 que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales a interdit les mariages mixtes au cap de Bonne Espérance. Tout au long de son histoire, cette inquiétude a renforcé la volonté des divers gouvernements, qu’ils soient néerlandophones ou anglophones, de ségréguer les composantes africaines, métisses ou asiatiques de cette société coloniale. Cet article se propose d’examiner les mécanismes qui ont conduit à l’élaboration d’une politique discriminatoire dans les années qui ont précédé la mise en place de l’apartheid. Il s’agira de comprendre les enjeux politiques et économiques, mais également idéologiques, qui ont conduit les dirigeants d’un groupe minoritaire, les Blancs, à essayer de définir la notion de « race » afin de justifier son projet.

« La race est l’élément central de l’histoire de l’Afrique du Sud1 ». C’est en ces termes que l’historien britannique Saul Dubow commence sa réflexion dans l’un de ses ouvrages. En faisant cela, il souligne la difficulté d’aborder l’histoire de ce pays autrement qu’au travers de ce prisme. En effet, lorsque les employés de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC en néerlandais) débarquent au cap de Bonne Espérance, le 6 avril 1652, afin d’y installer un comptoir, débute alors une relation souvent conflictuelle entre Européens et populations locales africaines, qui infléchit toute l’histoire du pays jusqu’à nos jours. Le responsable de l’expédition et nouveau commandeur du Cap, Jan Van Riebeeck, a reçu des consignes strictes de ses supérieurs : il ne doit pas offenser les populations locales afin de pouvoir développer la colonie en toute quiétude, mais également dans le but de commercer avec eux et de donner une impulsion économique à la petite communauté blanche. L’expérience dans les années 1620 d’une situation instable dans la colonie néerlandaise de la Nouvelle Amsterdam (future New York), en raison des guerres entre peuples amérindiens de la vallée de l’Hudson (Mohicans et Agniers) incite les Néerlandais à la plus grande prudence dans leur nouvelle colonie du Cap. Ainsi la brutalisation des populations locales, leur réduction en esclavage et le vol de leur bétail sont formellement interdits. C’est le prix de la paix pour ce peuple de commerçants néerlandais. Mais si ces consignes de la VOC sont contraignantes pour les membres de la colonie du Cap, c’est parce que ces derniers apportent avec eux des préjugés sur les « sauvages » dont ils ont du mal à se défaire. La bienveillance souhaitée par la Compagnie fait long feu.

Premières rencontres entre Européens et Khoesan du Cap

Au moment de leur rencontre avec les navigateurs européens, les habitants de la pointe de l’Afrique du Sud sont les Khoekhoe et les San. Pendant longtemps ils ont été connus sous le nom de Hottentots et de Bushmen. Ces termes, considérés aujourd’hui comme péjoratifs, n’ont plus cours, mais ils ont longtemps été la terminologie adoptée par les scientifiques et les voyageurs européens. Le premier d’entre eux à les rencontrer est Bartholomeu Dias. Il réussit l’exploit que le roi du Portugal attendait avec impatience, à savoir trouver le passage par le sud de l’Afrique pour pénétrer dans l’océan Indien et ainsi sécuriser la route des épices vers l’Orient. Arrivés dans l’actuelle Mossel Bay le 3 février 1488 et descendus à terre pour explorer la région et se ravitailler en eau potable, les navigateurs essuient une volée de pierres d’un groupe khoesan2. Un soldat riposte avec son arme à feu et tue l’un des belligérants. L’histoire retient que cet homme est la première des victimes d’une longue série de confrontations entre Européens et Africains du Sud. Par la suite, de nombreux navigateurs européens s’arrêtent dans la baie de la Table, où se trouve Cape Town aujourd’hui, car, abritée des vents, elle permet un mouillage en toute sécurité. L’île de Robben, célèbre pour la prison qui a abrité Nelson Mandela, ainsi que le rivage à quelques encablures de là, permettent aux navires de passage de s’arrêter pour se ravitailler en eau potable et chasser (le phoque par exemple). La rencontre avec les Khoesan dans la baie de la Table3 est généralement pacifique, le troc étant la base des échanges, mais il y a des exceptions, comme le 1er mars 1510, lorsque Francisco De Almeida, le vice-roi des Indes portugaises, est tué avec une soixantaine de ses hommes par les Khoesan alors qu’il fait escale au Cap avant de rentrer à Lisbonne. C’est à partir de ces premières rencontres que l’historien François-Xavier Fauvelle parle de « l’invention du Hottentot4 » dans le regard des voyageurs européens, c’est-à-dire une construction mentale, un être imaginé et imaginaire que l’on ne comprend pas et pour lequel la science ne dispose pas encore des outils conceptuels permettant de rendre compte de sa nature profonde. L’historien français explique que la plupart du temps, les voyageurs, même s’ils sont sur place, ne sont pas nécessairement des témoins oculaires et s’appuient souvent sur des rapports de tierces personnes, rendant la véracité des propos discutable5.

L’Afrique du Sud sert d’exemple à beaucoup de théoriciens de la race en Europe. Parmi les nombreux discours considérés aujourd’hui comme racistes, citons Francis Galton, le propre cousin de Charles Darwin qui, médecin et scientifique reconnu à son époque, lance sa carrière en faisant un voyage en Afrique du Sud pour étudier les Darama, étude qui lui vaut une médaille d’or de la Société géographique de Londres. Son objectif est de prendre les mensurations des « aborigènes sud-africains » afin d’en tirer des conclusions scientifiques. Il veut par exemple mesurer la callipygie (beauté des fesses) d’une « Hottentote » mais il n’ose pas car, ne parlant pas hottentot, il a peur d’être mal compris et de provoquer le courroux de ses hôtes6. Adepte de la physiognomonie (étude des traits de visage), il observe de loin ces Khoesan et établit des comparaisons avec une population qu’il a étudiée :

« La grande majorité des Hottentots autour de moi possédaient cet ensemble de traits si caractéristiques des criminels en Angleterre, et si généralisés parmi les prisonniers qu’on l’appelle, je crois, le type du “visage félon”. Ce que je veux dire, c’est qu’ils ont des os proéminents au niveau des pommettes, la tête en forme d’ogive, des yeux refermés mais qui bougent tout le temps, et de lourdes lèvres sensuelles. »7

Ce désir des savants européens du 19e siècle de classifier tout le vivant conduit aux dérives de la phrénologie et de l’eugénisme, dont Galton est le promoteur. Le fait d’associer les Khoesan aux « criminels » anglais (ce qui induit qu’il y aurait un morphotype du criminel !) participe au phénomène de hiérarchisation des « races » et des « classes » ainsi que des « genres » ; c’est le darwinisme social victorien (avec par exemple les travaux d’Herbert Spencer) qui contribue à développer cet idéal de supériorité dans l’esprit des Européens – qu’ils soient chez eux ou colons expatriés – et qui, au travers de penseurs comme Arthur, comte de Gobineau, inspire l’idéologie nazie et conduit sur un autre continent à l’apartheid. Ainsi fleurit au 19e siècle toute une série d’arbres graphiques qui hiérarchisent les humains, comme ceux de Pierre Nicolas Gerdy, Georges Cuvier ou Conrad Malte-Brun, sur lesquels on trouve généralement les Africains en bas de l’échelle humaine, en particulier, les « Hottentots » et les « Bushmans », qui sont la dernière étape avant le chaînon manquant et la lignée animale. C’est le cas de celui de Jean-Baptiste Bory de Saint Vincent (1778-1846), un officier français, géographe, cartographe et naturaliste, qui place en haut de sa nomenclature la « race blanche », suivie de la « race arabique » pour finir par la « race éthiopienne », « la Cafre » (Afrique subsaharienne), la « Mélanienne » (Tasmanie) et la « Hottentote » d’Afrique du Sud (pour lui les Hottentots étaient « les barbares du Cap8 »). Ainsi, lorsque Saartjie Baartman, une jeune Khoesan, est exhibée dans des foires en Angleterre et en France, puis étudiée par Georges Cuvier au Muséum d’histoire naturelle de Paris, elle est considérée comme étant au plus bas de l’échelle humaine. Sa proximité avec les grands singes ne fait aucun doute pour l’inventeur de la paléontologie lorsqu’il écrit : « Notre Boschimane a le museau plus saillant encore que le nègre, la face plus élargie que le Calmouque, et les os du nez plus plats que l’un et que l’autre. À ce dernier égard, surtout, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable au singe que la sienne9 ».

Cette remarque, qui se veut scientifique sous la plume de l’inventeur de l’anatomie comparée, n’en est pas moins le reflet d’un mépris et d’un sentiment de supériorité des Européens envers les non-Blancs, ce que l’historien Saul Dubow qualifie de « racisme scientifique10 » et qui, selon lui, est une réponse directe aux anxiétés liées à la modernité industrielle, dont la ségrégation raciale devient un avatar. Il explique en effet que la révolution industrielle en Grande-Bretagne et le développement industriel minier en Afrique du Sud ont été beaucoup trop rapides pour que les sociétés productrices de ses systèmes soient en mesure de les absorber, les digérer. L’angoisse générée par de tels changements, ainsi que les effets secondaires qu’ils produisent (telle une urbanisation galopante, l’augmentation du taux de criminalité et de pauvreté ainsi que la création de bidonvilles, la propagation des maladies, etc.), conduisent à codifier ces phénomènes et ainsi apporter une réponse rassurante à la peur de la dégénérescence, du métissage, de l’appauvrissement et de la mixité sociale11. Il en va de même des autres habitants du sud de l’Afrique qui se trouvent à l’est du Cap, les Bantous, peuples venus de l’Afrique centrale au cours des siècles pour s’installer sur la côte orientale du Cap, comme les Xhosas, ou les Zoulous au Natal12. On note que les voyageurs confrontés directement aux populations locales sont surpris de constater qu’il y a inadéquation entre l’image qu’ils ont des peuplades telles qu’ils se les représentaient et la réalité. C’est le cas d’un jeune huguenot qui, en 1686, veut quitter la France après la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV afin d’aller en Prusse pour rejoindre son frère. Mais, poursuivi par les troupes royales, il embarque dans le premier bateau en partance, qui se dirige à l’opposé de sa destination initiale et le mène vers le cap de Bonne Espérance. Surpris par des pirates, il accoste avec d’autres compagnons de voyages sur la côte est de l’actuelle Afrique du Sud, en pays xhosa. Plus tard il raconte sa rencontre avec les Xhosas :

« Tous les Cafres en général passent pour être fort grossiers et brutaux. Ceux parmi lesquels j’ai demeuré le sont beaucoup moins que les autres. Ils sont généralement bien faits, grands et dispos. Quoique leur pays soit situé dans une zone tempérée, ils sont aussi noirs que ceux qui demeurent au milieu de la zone torride. Ils n’ont pour tout vêtement, tant hommes que femmes, qu’une peau de bœuf qui leur sert comme de manteau, de laquelle ils s’enveloppent. »13

L’arrivée des Néerlandais permet d’approfondir cette connaissance, même si préjugés et ignorance perdurent jusqu’à ce jour. On note toutefois que le point crucial des débuts de la « racialisation » de l’Afrique du Sud est, comme dans toutes les colonies européennes, lié à la pénurie d’épouses. Lorsque les trois navires de la VOC entrent dans la baie de la Table le 6 avril 1652, les voyageurs sont soulagés, car sur les 210 personnes qui sont parties des Provinces-Unies14, 130 sont décédées pendant le voyage. Seules huit femmes font partie des survivants. Ainsi, la pérennité de la colonie passe par des relations avec des femmes khoesan. Le commandeur Van Riebeeck, dont l’épouse huguenote, Marie (ou Maria) de la Quillerie, a survécu au voyage, accepte que ses hommes épousent des femmes khoesan afin de légitimer les naissances d’enfants métis. Cette question du métissage n’est pas perçue comme déterminante ni dangereuse au début de l’implantation blanche. La réalité de la situation dans l’empire de la VOC est que des enfants métis naissent dans toutes les parties des terres sous contrôle de la Compagnie et que la capitale de cet empire, Batavia (future Jakarta) en abrite beaucoup. C’est ainsi qu’un commandeur et futur gouverneur du Cap de 1679 à 1699, Simon Van der Stel (qui donnera son nom à la ville sud-africaine de Stellenbosch), est un métis, fils du gouverneur de l’île Maurice et de Maria Levens, une métisse dont la mère était une esclave appelée Monica Van Goa. Une société métissée se développe donc au Cap pendant de longues années ; d’autant qu’à cette époque la notion de race n’a pas la même résonnance qu’au 19e siècle ou aujourd’hui, pas plus que n’en avait la notion de pays et d’identité nationale. Ce qui est primordial est l’appartenance à une confession en particulier : on est chrétien, juif ou musulman.

Ainsi, les Néerlandais qui se sont installés au Cap sont des protestants « réformés », donc calvinistes, qui ne tolèrent au Cap aucune autre religion « officielle » que la leur15. Il faut dire qu’être réformé dans la colonie signifie être citoyen de plein droit. On peut faire partie de la communauté, bénéficier des avantages octroyés aux employés de la Compagnie, participer à la vie publique, assister au culte le dimanche et être enterré au cimetière. Le mariage avec des Africaines est donc accompagné d’un baptême chrétien réformé. La question se pose vite de savoir si l’on peut baptiser les esclaves. La confession de foi de Dordrecht (1618-1619), l’un des textes de base de la foi calviniste, l’autorise. La question suivante est de savoir si, lorsque l’on baptise un esclave, on peut alors maintenir ce chrétien en esclavage. Si la réaction des colons protestants (reformés et anglicans) dans les colonies américaines est de répondre positivement, ce n’est pas le cas en Afrique du Sud, où il est considéré que nul chrétien ne doit être enchaîné. Ainsi le baptême d’esclaves est limité, car seuls celles et ceux que l’on accepte de libérer peuvent le recevoir. C’est généralement le cas d’un colon blanc qui a des enfants avec l’une de ses esclaves et qui veut donner un statut social à sa compagne et à ses enfants. Cette situation ne manque pas toutefois d’inquiéter les autorités de la Compagnie, qui décident d’interdire les mariages mixtes avec des femmes khoesan dans leur comptoir du Cap en 1685, mais continuent néanmoins d’accepter les mariages avec des métisses. La pénurie d’épouses est un vrai problème que la Compagnie tente de résoudre en envoyant une cinquantaine d’orphelines d’Amsterdam en âge de fonder un foyer. Si l’opération est un succès (les Afrikaners les nomment les mères fondatrices de la nation), elles ne sont toutefois pas assez nombreuses pour que les choses changent. Il y a encore trop d’hommes par rapport au nombre de femmes. Les historiens s’accordent à dire que c’est en 1688, avec l’arrivée des réfugiés huguenots qui ont quitté leur exil des Provinces-Unies en famille et donc avec des filles qui peuvent épouser des colons néerlandais, que le ratio hommes-femmes commence à s’équilibrer. Ces débuts difficiles en termes de démographie marquent les esprits des colons sud-africains, à qui l’on a répété à l’envi que le métissage n’était pas une bonne chose, d’autant que dès 1658 les premiers esclaves arrivent d’Afrique (Angola, Guinée, Mozambique, Madagascar) ou d’Asie (Bali, Java, Inde, etc.). L’idée qu’une personne non blanche est « inférieure » à un Blanc s’installe dès lors durablement dans les mentalités des colons.

Enfin, notons que, comme la Compagnie l’avait ordonné, si les Khoesan n’ont pas été réduits en esclavage, les tensions entre les Européens et eux iront toutefois grandissant, généralement à cause du vol réciproque du bétail, denrée précieuse à ce moment. Trois guerres khoesan-néerlandaises s’ensuivent, qui là aussi forgent l’image du non-Blanc comme un ennemi à éliminer. Pris entre les colons blancs à l’ouest et les groupes bantous (xhosas) à l’est, privés de sources d’eau accaparées par leurs ennemis dans un processus de survie, les Khoesan migrent vers le nord pour la plupart et se réfugient dans les déserts, comme celui du Kalahari où ils vivent toujours. En dépit d’efforts prometteurs d’association entre Européens et Africains au début de la colonisation blanche, la situation a vite dégénéré et des siècles d’opposition et de haine intergroupes humains marquent durablement les relations raciales en Afrique du Sud.

La conquête de l’Est

L’expansion blanche vers l’est et le nord-est de l’Afrique du Sud dessine les frontières de l’Afrique du Sud actuelle, mais oppose colons blancs et peuples africains d’origine bantoue et de ce fait induit une opposition raciale qui influence grandement la mise en place de l’apartheid. Ces peuples sont souvent identifiés par leurs langues, réunies en plusieurs groupes comme les Xhosas, les Zoulous, les Swazis et les Ndébélés qui appartiennent à la famille linguistique nguni. Ce sont les Xhosas qui sont entrés les premiers en contact avec les colons d’origine néerlandaise, française et allemande, les Boers (fermiers en néerlandais) également appelés trekboers (fermier itinérants). Motivés par une volonté d’autonomie par rapport à la Compagnie qu’ils accusent de les persécuter et d’abuser de son monopole, ces colons partent en convois de chariots tirés par des bœufs, pour certains vers le nord et pour d’autres vers l’est, au début du 18e siècle. La route du nord s’avère une impasse, qui se termine par le désert ; ainsi, les convois rejoignent vers l’est ceux qui étaient déjà partis dans cette direction. Leur chemin s’arrête dans le Zuurveld, à la limite des terres xhosas, territoire qui est appelé « pays des colons » ou « frontière du Cap », et dont la capitale administrative est Grahamstown. Les difficultés sur la frontière naissent du manque de pâturages pour le bétail des colons et celui des Xhosas. Des raids pour prendre du bétail de part et d’autre de la frontière ont lieu régulièrement, les incidents peuvent dégénérer en massacres et aboutir à la guerre. De 1779 à 1879, neuf guerres xhosas, guerres de la frontière du Cap ou guerres de la dépossession opposent Blancs et Noirs, rendant cette partie du pays particulièrement instable. Si l’animosité entre Blancs et Noirs marque profondément les esprits dans cette période, les intervalles de paix permettent des formes de réconciliation liées à la nécessité de faire du commerce pour vivre, voire survivre. Ainsi, sans nécessairement parler de respect mutuel, les ennemis potentiels se ménagent pour retrouver la possibilité de faire des échanges pacifiques. Les choses changent lorsque, à la suite des guerres napoléoniennes en Europe, les Anglais prennent possession du Cap, dans un premier temps en 1795, puis définitivement en 1806. Les colons boers, en butte aux attaques des Xhosas (qu’ils avaient souvent provoqués) en appellent aux nouveaux maîtres du Cap, qui n’ont pas la même vision des choses que les colons, lesquels pensent toujours à l’après-conflit. Les Britanniques ont une conception plus totale du combat et veulent mettre l’ennemi définitivement hors de combat au point que son annihilation puisse être envisagée. Ainsi, à partir de la quatrième guerre xhosa, qui débute en 1811, les colons sont encadrés par les troupes britanniques qui attaquent des villages entiers et ne font pas de quartier, au point qu’aujourd’hui certains Xhosas en veulent plus aux Britanniques qu’aux Afrikaners, qui sont pourtant les principaux acteurs de la mise en place de l’apartheid. L’épisode, lors de cette première participation britannique, durant lequel Chungwa kaTchaka, chef des Xhosas amaGungqunukhwebe, qui sont mi-khoesan, mi-xhosa, est assassiné dans son lit et son village détruit, choque les Bantous qui ne sont pas habitués à de telles actions, d’autant qu’ils sont expulsés au lieu d’être assimilés comme c’était l’habitude. Le tristement célèbre meurtre du roi xhosa Hintsa kaKhawuta par le lieutenant anglais George Southey en 1835, lors de la sixième guerre xhosa, est toujours commémoré par les Xhosas. Le roi, appelé Hintsa le Grand, était respecté et admiré de son peuple. Il est capturé à l’âge de 45 ans, abattu après avoir essayé de s’enfuir, puis décapité pour que sa tête soit rapatriée en Angleterre afin de servir de trophée. C’est le genre d’événement qui marque les esprits et alimente le contentieux entre Noirs et Blancs pendant des générations.

Mais les conflits de cette époque ne font pas qu’opposer les Xhosas aux Blancs lors des neuf guerres dites « xhosas » ou « de la frontière du Cap ». Si les Africains noirs se battent souvent contre les colons néerlandais (les Boers), puis contre les Britanniques après 1806, lorsque la Grande-Bretagne occupe le Cap, les conflits opposent également les Blancs entre eux. En effet, 1833 marque la fin de l’esclavage dans les colonies de la Couronne, et bien que sujets anglais et aidés par les troupes britanniques contre les Xhosas, les Boers, qui ne supportaient déjà pas la tutelle de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, ne tolèrent plus la gouvernance britannique. Outre la perte des esclaves avec de maigres compensations, les Boers n’acceptent pas l’esprit des Lumières du 18e siècle, qui apporte ce vent de liberté aux esclaves et les place sur un pied d’égalité avec les Blancs face à la justice. Le gouvernement britannique du Cap a en effet mis en place le « tribunal noir », un tribunal itinérant qui, bien que conçu pour tous, est appelé « noir » car il est essentiellement saisi par des Africains qui veulent obtenir justice contre leurs maîtres ou anciens maîtres boers, généralement pour mauvais traitement ou salaires impayés. Être mis sur un pied d’égalité avec un Africain devant un juge britannique qui ne parle pas sa langue (l’afrikaans, un néerlandais créolisé), alors que lui-même ne parle pas anglais, est une situation insupportable pour un Boer. De plus, les missionnaires britanniques qui viennent évangéliser les Africains les défendent contre leurs maîtres boers et les éduquent, ce qui représente un danger pour de nombreux colons, y compris britanniques. Un Africain peu ou pas éduqué est plus facile à contrôler. C’est donc à ce moment, autour de 1835, qu’un triangle dramatique se noue en Afrique du Sud entre, à chaque pointe du triangle, les Britanniques, les Boers et les Bantous. Cette relation triangulaire conditionne l’avenir du pays. C’est le moment que les Boers choisissent pour quitter la tutelle britannique, partant avec leurs chariots et leurs bœufs dans un épisode mythifié plus tard par les idéologues afrikaners sous le nom de Grand Trek (Groot Trek en afrikaans). Les Voortrekkers, ceux qui vont de l’avant, tels qu’ils sont appelés à présent, au nombre de 15 000 environ, auxquels il faut ajouter leurs serviteurs noirs, quittent la région de Graaf-Reinet au Cap oriental dès 1835. Ce sont de nombreux convois qui se mettent en mouvement à des mois d’intervalle, traversent le pays xhosa sans s’y arrêter et se dirigent soit vers l’est (le Zululand) soit vers le nord-est (pays des Ndébélés, des Sotho, etc.).

Ce Grand Trek, qui s’apparente à la conquête de l’Ouest américain, sera transformé en une épopée dans laquelle les colons sont confrontés aux pires dangers, liés au climat, aux bêtes féroces, aux maladies et aux populations bantous hostiles. De ce point de vue, les idéologues afrikaners ne retiennent pas les rencontres pacifiques entre colons blancs et peuples bantous, mais plutôt les défaites infligées par les premiers aux seconds ou les massacres perpétrés par les seconds. C’est ainsi qu’une des dates les plus mémorables de l’histoire afrikaner est le 16 décembre 1838, lorsque moins de 500 Voortrekkers, solidement retranchés dans le cercle formé par leurs chariots (le Laager en afrikaans), défont 10 000 guerriers zoulous venus les attaquer, tuant 3 000 d’entre eux dont, dit-on, le sang a rougi la rivière, d’où le nom de la bataille de la rivière sanglante. Le 16 décembre deviendra jour de fête nationale pendant l’apartheid, pour signifier que les Blancs ne peuvent faire confiance aux Noirs, car la bataille est la conséquence de l’exécution de colons blancs venus négocier en paix avec le roi zoulou Dingaan, et du massacre de leur famille (femmes et enfants) le soir même. C’est à ce moment que se fige durablement dans l’esprit des colons la « peur du Noir qui tue les Blancs », ainsi que le relate dans ses mémoires Sophie Levisseur, qui a participé au Grand Trek alors qu’elle était une enfant :

« La seule chose dont je me souvienne à propos de ces guerres était la peur des Cafres. De ceux qui se battaient, bien entendu, les Basoutos ; car les Baralongs et les Fingoes étaient toujours du côté de l’homme blanc ; ils nous étaient toujours fidèles, mais nous écoutions avec effroi les récits de ceux qui avaient été dans les zones de combat. »16

Paul Kruger, président du Transvaal de 1883 à 1902, a lui aussi fait le Grand Trek alors qu’il était adolescent. Son témoignage, consigné dans ses mémoires, fait partie de ces récits qui évoquent la cruauté et la barbarie des Noirs, qu’elles soient réelles, exagérées ou imaginaires : « Quant à Potgieter, ils le traînèrent vers une éminence où, en présence de son domestique, ils l’écorchèrent tout vif et lui arrachèrent les entrailles, tandis que le Kraal tout entier exécutait des danses sauvages autour des suppliciés17 ». Le récit se poursuit un peu plus loin :

« Ce fut un voyage sinistre à travers des défilés parsemés de vêtements tachés de sang, ceux des femmes et enfants que les Cafres avaient surpris et égorgés, comme je l’ai relaté plus haut. Il m’arriva même plusieurs fois de buter contre des restes humains, débris à demi calcinés de bras ou d’épaule que les Cafres avaient fait rôtir embrochés sur des javelots. »18

Ce Grand Trek définit un nouveau type de relation raciale entre Noirs et Blancs. Pour ces derniers, les premiers sont non seulement « inférieurs », mais ils sont aussi « barbares » : on ne peut leur faire confiance et ils sont très dangereux. Dans l’esprit des Blancs, il faut à tout prix se protéger d’eux. L’apartheid sera la manifestation la plus flagrante de ce désir de se protéger du swart gevaar (le péril noir en afrikaans).

Une fois installés au Natal, les Boers en sont délogés par les Britanniques, qui veulent sécuriser la côte de l’océan Indien pour leur flotte. Ils repartent au travers des montagnes du Drakkensberg pour rejoindre d’autres colons boers qui ont créé deux républiques à l’intérieur des terres, l’État libre d’Orange et le Transvaal. Les frontières de l’actuelle Afrique du Sud sont à peu près établies à ce moment. En 1879, la dernière guerre des Xhosas prend fin, ces derniers sont définitivement soumis aux Blancs, pendant que les Zoulous sont défaits à leur tour par les troupes britanniques. Si la région du Cap reste ouverte aux influences des idées humanistes de l’Europe, les deux républiques boers ne le sont pas et la ségrégation raciale est mise en place, de même qu’au Natal, pourtant britannique. Mais un pays de colons craint toujours la majorité noire, ce qui n’est pas le cas au Cap. Cette ségrégation raciale se manifeste en premier lieu comme une inégalité civique, le droit de vote n’étant pas octroyé aux non-Blancs, ce qui préfigure l’apartheid et la création de lieux publics ségrégués.

Si l’une des branches du triangle dramatique (les Noirs) est à présent soumise aux autorités boers et britanniques, ces deux dernières n’ont pas fini d’en découdre entre elles. En dépit de tentatives d’annexion des républiques boers par les impérialistes britanniques, qui veulent créer une Union d’Afrique du Sud et promouvoir, comme Cecil Rhodes, Premier ministre du Cap, le chemin de fer du Cap au Caire, qui ne traverse que des colonies britanniques, les Boers résistent et infligent une défaite aux troupes britanniques en 1881 lors de la première guerre anglo-boer. Mais une deuxième tentative des troupes royales est couronnée de succès, lors de la deuxième guerre anglo-boer de 1899-1902. La perte d’un dixième de la population boer pendant ce conflit, en particulier des femmes et des enfants internés dans des camps de concentration pour les protéger après la destruction de leur ferme, dont l’insalubrité est telle que la maladie tue plus de 26 000 personnes, favorise une haine contre les Britanniques toujours palpable en Afrique du Sud aujourd’hui19.

La revanche des Afrikaners

Les nomenclatures « raciales » héritées du 19e siècle, qui se traduisent par une hiérarchisation des « races » sur des critères flous, voire inexistants, se déclinent donc sous forme de « races inférieures » et donc, par extension, de « races supérieures ». Puisqu’il y a classement, cela place une « race » dans la position d’être « inférieure » à une autre, mais aussi supérieure à une autre. Il est intéressant de noter que, dans le cas de l’Afrique du Sud, deux « races » européennes se sont affrontées pendant longtemps, ce qui de prime abord peut paraître surprenant dans la mesure où ce sont deux « races » d’origine saxonne et qui, de surcroît, sont toutes les deux protestantes. En effet, lors des grandes invasions en Europe du 5e siècle de notre ère, les Angles, peuple saxon venu d’une partie de l’Allemagne actuelle et des Pays-Bas, ont migré vers les îles celtes que les Romains avaient nommées Britannia. Une partie de ces îles dites britanniques devient « terre des Angles » (England), berceau de la « race » anglo-saxonne. Au 19e siècle, du fait de son avantage acquis grâce à « l’invention » de la révolution industrielle au siècle précédent, comme de son désir d’expansion qui lui fait développer le plus grand empire colonial au monde, l’Angleterre parvient à dominer le monde occidental à la fois sur un plan économique et militaire. La suprématie anglaise est alors à son zénith, ce qui fait d’elle, selon certains idéologues européens, la « race supérieure » par excellence. Ainsi, Max Simon Nordau distingue la « race anglo-saxonne » des autres : « La race anglo-saxonne est saine et intelligente par essence. Elle possède, à une grande échelle, cette soif de savoir qui est particulière pour des personnes normalement constituées20 ». Mais si les Boers, les colons néerlandophones du Cap associés aux colons français et allemands et qui deviendront les Afrikaners d’aujourd’hui, sont aussi des Saxons, le fait qu’ils aient évolué sur une terre souvent perçue comme « sauvage » du continent africain, loin du raffinement européen, et que surtout ils se soient systématiquement opposés aux Britanniques, fait d’eux des parias que les idéologues anglais rangent facilement dans la catégorie des « races inférieures ». Pendant la guerre anglo-boer de 1899-1902, Winston Churchill, alors jeune reporter couvrant le conflit, rencontre un Boer qui se plaint de la manière dont les Anglais perçoivent ses compatriotes : « Regardez tous les mensonges qui ont été dits sur nous ! Barbares ! sauvages ! Tous ces noms dont vos journaux nous ont affublés […]21 ». L’un des moyens les plus sûrs est de dénigrer l’adversaire, d’en faire un « barbare », voire un non-humain, pour que la future tuerie soit justifiée. Ce sont les missionnaires anglais qui ont commencé à fustiger les Boers, accusés selon eux de maltraiter les Noirs, alors qu’eux étaient venus les libérer (abolition de l’esclavage en 1833 dans les colonies britanniques) et les éduquer. Être amis des Noirs (Kaffirboetie, terme méprisant en afrikaans) était être ami des missionnaires et donc ennemi des Boers. Ces derniers se plaignent que les missionnaires prennent systématiquement le parti des Noirs, les incitent à la révolte, les protègent lorsqu’ils s’enfuient. Du côté des missionnaires, la propagande consiste à promouvoir leur action en dénonçant leurs ennemis, les Boers, qui, selon eux, les empêchent de mener à bien leur mission civilisatrice et d’évangélisation. C’est ainsi, que l’un des plus célèbres missionnaires britanniques (écossais) de la London Missionary Society, David Livingstone, écrit une lettre de Kuruman, dans la partie nord du Cap, le 14 janvier 1851, dans laquelle il explique que les Boers sont une plaie pour le développement de la mission ; chacun d’entre eux a une grosse Bible qu’il ne lit jamais, ainsi qu’un cheval et un fusil qu’il utilise pour tuer les Noirs. Selon lui, les Boers se considèrent comme le peuple élu et perçoivent les Noirs comme des descendants de Caïn, qui peuvent être tués comme autant de babouins. Il ajoute ensuite que le pire pour lui est qu’ils pensent tous être des chrétiens et qu’ils sont entretenus dans leur illusion par leurs pasteurs, dont il n’est pas fier de dire qu’ils sont écossais comme lui22. Le mépris britannique anti-Boer se développe tout au long du 19e siècle, pour culminer pendant la deuxième guerre anglo-boer de 1899-1902, lors de laquelle les préjugés seront puissants, comme le souligne Francis P. Fletcher-Vane, soldat britannique, qui explique que les représentations de ses frères d’armes au moment de leur départ ne sont pas exemptes de préjugés : « J’ai débuté le conflit avec moins de préjugés que certains de mes camarades, car je ne pensais pas que tous les Néerlandais étaient des menteurs, des voleurs et des lâches, avec un filet de sang cafre dans leurs veines23 ». Mais pour d’autres, comme Reginald Raukin, lieutenant-colonel de l’armée britannique, l’immoralité et l’inceste sont omniprésents chez les Boers à cause de leur tendance à l’oisiveté, leurs carences intellectuelles et la surpopulation24. Son darwinisme social est clair lorsqu’il compare paysans anglais et boers : ces derniers ont « les traits des classes inférieures, ce qui est remarquable pour un observateur habitué à la belle expression de beaucoup de nos paysans25 ».

Mais a contrario, on trouve des personnes pour encenser les Boers en les présentant comme le nec plus ultra en matière d’être humain. C’est le cas des promoteurs du « saxonisme » ou du « nordicisme », qui valorisent les « races » du nord de l’Europe, en particulier celles qui sont grandes, blondes et ont les yeux bleus. Ces pseudo-sciences, qui donneront l’aryanisme dont seront friands les nazis du Troisième Reich, se manifestent de façon singulière au travers d’un concept étonnant, celui de « race-religion ». En effet, ces « races nordiques » sont à la fois saxonnes ou scandinaves, mais elles sont aussi protestantes. C’est ainsi qu’Abraham Kuyper, pasteur et théologien réformé néerlandais de grande influence, chantre du néocalvinisme, fondateur de l’université libre d’Amsterdam et président du conseil des ministres des Pays-Bas de 1901 à 1905, promeut une sorte de « race calviniste » faite, selon lui, pour gouverner le monde. C’est ce qu’il dit aux calvinistes américains (les fameux WASP, White Anglo-Saxon Protestants) dans une série de conférences qu’il donne aux États-Unis en 1898 et au cours desquelles il prend exemple, parmi d’autres, sur les Boers :

« Le combat des Boers au Transvaal contre l’une des plus grandes puissances mondiales a dû souvent vous [les Américains calvinistes] rappeler votre propre passé. L’héroïsme du vieux calvinisme est apparu à nouveau de manière éclatante au travers de la victoire des Boers à Majuba et plus récemment à l’occasion de l’échec du raid Jameson26. Si le calvinisme n’avait pas été transmis par nos pères à leurs descendants africains, aucune république libre n’aurait pu voir le jour au sud du continent noir. Ceci est la preuve que le calvinisme n’est pas mort et qu’il porte toujours en germe l’énergie vitale qui était la sienne à l’époque de sa gloire passée. »27

S’il n’emploie pas le terme de « race », Kuyper n’en souligne pas moins la suprématie des peuples calvinistes sur les autres. En butte à la domination britannique et à son système de valeur si dissemblable du leur, les Afrikaners prêtent une oreille attentive aux propos du théologien néerlandais (beaucoup de théologiens sud-africains vont à l’université libre d’Amsterdam étudier le néocalvinisme et reviennent confortés dans l’idée que leur théologie est supérieure à bien d’autres, en particulier à celle de leurs ennemis les Anglais, qui eux sont anglicans et non calvinistes). L’un des points de théologie qu’ils retiennent est l’idée d’Abraham Kuyper des sphères sociales séparées ordonnées par Dieu, au travers desquelles ils voient la justification de la séparation des sphères communautaires : ainsi la sphère « blanche » pourra se distinguer de la sphère des « Noirs », des « métis » et des « Asiatiques », prémices de la classification raciale de l’apartheid. Si l’influence de Kuyper est importante pour les Afrikaners, c’est également parce que, non content de valoriser les calvinistes néerlandais, il dénonce aussi ce qui, selon lui, relève chez les Bantous et les Khoesan sud-africains d’une incapacité congénitale à se structurer : « Et parmi les Cafres et Hottentots d’Afrique, même un gouvernement tel qu’il existe en Russie serait totalement inconcevable. Tout ceci est déterminé et accordé par Dieu, au travers du conseil caché de Sa providence28 ». Lorsque l’on sait que les jeunes Afrikaners étudient dans les années 1920 et 1930 la théologie aux Pays-Bas et d’autres sciences dans l’Allemagne nazie, on comprend qu’un formidable élan pseudo-fasciste se développe en Afrique du Sud, au point que certains théologiens conservateurs justifient la ségrégation raciale au travers de la Bible, et que l’une des premières lois de l’apartheid, promulguée en 1949, qui interdit les mariages mixtes, est fortement inspirée par celle des nazis de 1935. Pour en arriver là, la société afrikaner, profondément meurtrie par la guerre anglo-boer, se restructure dans ce que l’on pourrait appeler l’ère des pasteurs et des généraux. En effet, trois anciens généraux boers couverts de gloire pour avoir lutté contre les Britanniques (Louis Botha, Jan Smuts et James B. Hertzog) dirigent le pays à tour de rôle pendant que les pasteurs galvanisent leurs paroissiens autour d’un nationalisme afrikaner, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Daniel François Malan, entre en politique et prenne le pouvoir en 1948 avec le Parti national et instaure l’apartheid. Dans la dynamique qui conduit à s’affranchir de la tutelle britannique et à continuer la soumission des Noirs, les Afrikaners radicaux, qui ont créé le Parti national en 1914, luttent sur un plan politique contre les Afrikaners plus modérés qui acceptent le partage du pouvoir avec l’ancien ennemi, les Britanniques, depuis que le pays est devenu l’Union sud-africaine en 1910. C’est avec l’aide d’une partie de l’électorat anglophone (et avec en particulier celle du Parti travailliste, à majorité anglophone) que le Parti national se renforce grâce à la lutte sociale. En effet, les travailleurs blancs (anglophones et néerlandophones) sont confrontés à la concurrence des travailleurs noirs dans les mines, les champs et l’industrie, qui demeurent bien moins bien payés qu’eux. Les capitalistes anglais qui détiennent les mines du Witwatersrand, autour de Johannesburg, préfèrent, en toute logique, employer des travailleurs noirs qui sont moins onéreux. De nombreuses grèves se succèdent dans les années 1920, en particulier celle que l’histoire retient sous le nom de « révolte du Rand » de 1922, lorsque des mineurs blancs sont réprimés par le gouvernement de coalition anglo-afrikaner du Premier ministre Jan Smuts. Les luttes ouvrières, qui perdurent au-delà de la crise de 1929, se déroulent donc sur fond de problème racial, et les classes ouvrières anglophones sont aussi proségrégationnistes dans la mesure où leurs intérêts économiques vitaux paraissent en danger. De même, les pasteurs sont alarmés par la paupérisation de la population blanche (les Poor Whites en anglais), qui glissent le long de l’échelle sociale au point de se retrouver en bas, parmi les populations noires et métisses. L’idée de métissage (miscégénation) est à ce moment si forte et si choquante que les Afrikaners font du problème des « Blancs pauvres » leur cheval de bataille, à la fois sur le plan religieux et politique. Le nationalisme afrikaner impose des normes sociales pour unifier les Sud-Africains blancs néerlandophones, afin de définir le « bon Afrikaner » qui a une place dans la société et le droit d’y tenir un rôle. Pour cela, il doit être membre du Parti national, membre de la NGK, l’Église néerlandaise d’Afrique du Sud (calviniste) ainsi que membre du broederbond, société secrète nationaliste fonctionnant sur le mode de la franc-maçonnerie. Ce syncrétisme fonctionne si bien qu’on dit que la NGK est « le Parti national en prière », tant les liens entre la sphère politique et la sphère religieuse sont solides.

L’apartheid, instauré en 1948 et démantelé en 1991 avec l’abrogation des dernières lois ségrégationnistes, n’est que l’aboutissement de siècles de ségrégation et de violence coloniale imposées aux peuples africains khoesan puis bantous par une minorité blanche néerlandophone, mais également anglophone, qui veut éviter le métissage. Cette minorité blanche souhaite aussi se prémunir contre un massacre général par les peuples africains en s’appuyant sur l’histoire pour démontrer que le danger est bien réel. Elle s’enferme dans un laager symbolique (cercle de chariots des colons pour se protéger la nuit), celui de l’apartheid, dont les chariots protecteurs sont les 148 lois ségrégationnistes de l’apartheid. Les Blancs veulent enfin préserver leur domination économique en utilisant les peuples indigènes comme main-d’œuvre bon marché, tel que les Confédérés l’avaient fait en exploitant les esclaves avant la guerre de Sécession (1861-1865) dans le sud des États-Unis. Si la question « raciale » est moins prégnante en Afrique du Sud depuis les premières élections multiraciales de 1994 qui ont été témoins de l’accession de Nelson Mandela au pouvoir, d’autres formes de « racialisation » voient le jour, telles les différences sociales liées à l’économie qui, comme en bien des endroits dans le monde, clivent le pays en riches et pauvres, ou encore les problèmes de xénophobie concomitants à l’arrivée de migrants économiques africains. Un combat politico-social est toujours d’actualité en Afrique du Sud, en particulier sur la question de la redistribution des terres, sujet que l’ANC (African National Congress), le parti de Mandela, toujours au pouvoir, a soigneusement évité jusqu’à présent, de peur de voir se reproduire la catastrophe du Zimbabwe (ex-Rhodésie). Sur le plan culturel, le changement des toponymes de certains lieux pour leur donner des noms africains, le déboulonnage des quelques statues qui rappelaient les heures sombres de l’apartheid ou de la colonisation britannique (comme le mouvement #RhodesMustFall de 2015 lorsque des étudiants de l’université de Cape Town ont obtenu que la statue du Premier ministre du Cap à l’époque coloniale, Cecil Rhodes, soit enlevée car elle était pour eux un symbole flagrant de la colonisation), au contraire l’érection de monuments à la gloire des héros non blancs de l’histoire sud-africaine (Shaka, Dinuzulu, Cetewayo, Albert Luthuli, Walter Sizulu, Gandhi et bien sûr Nelson Mandela), la décolonisation des savoirs afin d’avoir une vision moins eurocentrée des sciences et de la culture ou le relogement des personnes non blanches déplacées de force du District 6 au Cap pendant les années 1970, qui réintègrent leur quartier dans les années 2010, sont autant de manifestations des soubresauts de l’apartheid qui sont d’actualité dans l’Afrique du Sud des années 2020. Si la notion de « race » en tant que telle n’est plus un concept dominant dans le pays actuellement, force est de constater que la couleur de la peau n’est toujours pas aussi neutre que l’avait voulu Nelson Mandela lors de son mandat de président, en prônant la réconciliation, ou lorsque le prix Nobel de la paix de 1984, l’ancien archevêque du Cap, Desmond Tutu, a inventé l’idée de nation arc-en-ciel. La mixité « raciale » n’est pas flagrante en Afrique du Sud, même si le facteur économique joue un rôle dans l’occupation spatiale du pays, et de tristes épisodes, comme le massacre de mineurs noirs par des forces de police blanches et noires à Marikana en 2012, font que de nombreux Sud-Africains noirs se demandent ce qui a changé depuis la fin de l’apartheid. La page de l’apartheid mental n’est peut-être pas encore tournée. Peut-être faut-il être patient et attendre l’arrivée des générations suivantes, lorsque plus aucune personne ayant connu l’apartheid ne sera vivante, pour que cette mixité « raciale » devienne effective.

 

Notes

1 Saul Dubow, Scientific racism in Modern South Africa, Cambridge University Press, 1995, p. IX.

2 Le nom moderne de Khoesan désigne les deux peuples autrefois distincts de Khoekhoe (anciens Hottentots) et San (ancien Bushmen), les mélanges qui se sont produits entre les deux groupes semblent ne plus pouvoir permettre de les distinguer aujourd’hui d’où l’association des deux noms en un seul.

3 Du nom de la montagne plate qui domine la baie, appelée en anglais Table Mountain.

4 François-Xavier Fauvelle-Aymar, L’Invention du Hottentot. Histoire du regard occidental sur les Khoisan (XVe-XIXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.

5 Ibid., p. 63.

6 Francis Galton, Narrative of an Explorer in Tropical South Africa, London, New York, Melbourne, Ward, Lock and C°, 1891 (4e édition), London, John Murray Albermale Street, 1853, p. 87-88.

7 Ibid., p. 123-124.

8 Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, L’Homme (Homo). Essai zoologique sur le genre humain Paris, Rey et Gravier, Quai des Augustins n° 55, Tome II, 1827, p. 120.

9 Georges Cuvier, Mémoires du Muséum d’histoire naturelle, Paris, Belin, 1817, vol 3, p. 71.

10 Le titre de son livre est : Scientific racism in Modern South Africa, Cambridge University Press, 1995.

11 Saul Dubow, op. cit., p. 285-286.

12 Pendant longtemps les Bantous sont connus sous le nom de « Cafres », nom qui vient de l’arabe kafir qui veut dire infidèle et désignait les non-musulmans de l’Afrique sud-saharienne. Pendant l’apartheid, le terme de Kaffir était très péjoratif et raciste, au point que les victimes africaines de cette désignation parlaient du K word, le « mot K », pour ne pas avoir à le dire. Notons que sur l’île de la Réunion, le terme cafre n’est pas connoté négativement et est toujours d’usage pour désigner les descendants d’esclaves.

13 Guillaume Chenu de Laujardière, Relation d’un voyage à la côte des Cafres (1686-1689), présenté par Frank Lestringant, Paolo Carle et François Moureau, Paris, Les Éditions de Paris, 1996, p. 42-43.

14 Actuels Pays-Bas.

15 Notons que les huguenots refugiés dans les Provinces-Unies après la révocation de l’Édit de Nantes à qui la VOC a proposé un contrat pour aller travailler la terre au Cap ont dû fournir un certificat de leur pasteur pour prouver qu’ils étaient bien des réformés. De plus, les luthériens, pourtant eux aussi protestants, ont dû attendre 1780 pour ouvrir leur premier temple au Cap. L’islam a été autorisé très tôt, car il était la religion de beaucoup d’esclaves.

16 Sophie Levisseur, Sophie Levisseur Memories, Cape Town, Pretoria, Johannesburg, Human & Rousseau, edited by Karel Schoeman, 1982, p. 45.

17 Paul Krüger, Les Mémoires du président Krüger, Paris, Félix Juven, traduction de Jules Hoche, pas de date d’édition ou d’impression, début du 20ᵉ siècle, p. 41.

18 Ibid., p. 44.

19 Au 19e et au début du 20e siècle, les Afrikaners donnaient aux Anglais des vocables méprisants comme les Khakis (à cause de la couleur de leur uniforme) ou les Rooineks (littéralement les « cous rouges », car ils prenaient des coups de soleil sur la nuque, d’autres disent qu’il s’agit du col rouge des uniformes britanniques avant de porter des uniformes kaki).

20 Max Nordau, Degeneration, New York, D. Appleton & Cie, [1892]1895, p. 75.

21 Winston Churchill, The Boer War, London to Ladysmith, Ian Hamilton’s March, London, Mandarin, 1990, p. 76.

22 David Livingstone Letters & Documents 1841-1872 edited by Timothy Holmes. Ed. The Livingstone Museum (Livingstone), Multimedia Zambia (Lusaka), Indiana University Press (Bloomington and Indianapolis), James Currey (London). 1990. p. 35-36.

23 Francis P. Fletcher-Vane, Pax Britannica in South Africa. Ed. Archibald Constable & Co Ltd. 1905. p. XI.

24 Reginald Raukin, A Subaltern’s Letters to his Wife, London, New-York & Bombay, Longmans, Green & Co, 1901, p. 96.

25 Ibid.

26 Bataille de Majuba (Kwazulu-Natal, Afrique du Sud), défaite britannique du 27 février 1881 qui mit fin à la première guerre anglo-boer. Raid Jameson (fin décembre 1895-début janvier 1896) : tentative britannique avortée de coup d’État au Transvaal, qui précède de peu la deuxième guerre anglo-boer (1899-1902).

27 Abraham Kuyper, Lectures on Calvinism : The Stone Lectures, B. Eedemans, Grand Rapids, Michigan, 1898, p. 40.

28 Ibid., p. 84.

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Pour citer cet article

Référence papier

Gilles Teulié, « Genèse de l’apartheid : histoire et « race » en Afrique du Sud  », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 146 | 2020, 61-78.

Référence électronique

Gilles Teulié, « Genèse de l’apartheid : histoire et « race » en Afrique du Sud  », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 146 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 20 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/14568 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.14568

Auteur

Gilles Teulié

LERMA, Université d’Aix-Marseille

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