MISSIONS ET VIOLENCE : UN LONG COMPAGNONNAGE, UN LENT DÉSENGAGEMENT

Une brutalité certaine : violence physique, violence symbolique (xixe siècle-début du xxe siècle)

Avec l’établissement d’une domination quasi absolue sur les populations, les moyens coercitifs au service de l’action missionnaire se renforcent14 ; l’avancée des Pères Blancs dans certaines régions est par exemple assurée par d’anciens zouaves pontificaux (en 1878 en Afrique orientale). Les missionnaires peuvent généralement compter sur les soldats fournis par les administrations coloniales déjà en place ou sur les forces locales de chefs alliés. L’idée se développe, en unisson à l’expansion européenne, que l’homme blanc a le devoir et le droit de délivrer, y compris par la force, les populations du joug de leurs potentats locaux et de leurs traditions « sauvages », au premier rang desquelles ce que l’on nomme alors le « fétichisme », crédité de tous les maux. Pour mener cette croisade de la civilisation contre la barbarie, les missionnaires fondent des « villages de liberté », comme ils l’avaient fait en Amérique Latine au xvie siècle, et promeuvent des catéchumènes de choc. Dans ces enclaves où sont regroupés essentiellement des anciens esclaves et des populations flottantes ou marginalisées, la mainmise des missionnaires est presque totale, ce qui permet tout à la fois de justifier l’action coloniale (par le rachat ou la libération d’esclaves) tout en fournissant de la main-d’œuvre aux nouveaux maîtres.

La grande campagne catholique mondiale de collecte de fonds pour l’évangélisation de l’Afrique, lancée par le Cardinal Lavigerie et encouragée par une encyclique en 1888, accentue encore le pouvoir et les moyens d’action des missions catholiques sur le terrain. Les Pères Blancs ont une approche originale puisqu’ils créent des villages d’orphelins, qu’ils forment et font travailler, tout en les tenant complètement sous leur coupe. Souvent, en effet, les efforts d’évangélisation se font vis-à-vis des enfants, généralement isolés de leur milieu15 ou, plus rarement, placés en gage par des chefs. Dans le même souci anti-esclavagiste et « civilisateur », laLondon Missionary Society crée des villages de culture en Afrique Centrale et procède à une mise au travail musclée des esclaves rachetés, auxquels on inculque les bienfaits du travail.

Le cas des missions protestantes établies autour du lac Tanganyika (Missions Écossaises et London Missionary Society) a été étudié par R. I. Rotberg16. Les missionnaires y agissent comme des seigneurs temporels, imposent l’assistance obligatoire aux offices par le biais de vexations, voire de brutalités physiques. Les travailleurs embrigadés sont eux aussi soumis aux capita et aux châtiments corporels (chicotte), les villages de mission devenant à la fois des postes fortifiés et des zones de plantation intensive. En 1898, les dirigeants londoniens sont forcés de mesurer l’ampleur des dégâts – puisque Ton n’enregistre pratiquement aucun progrès de l’évangélisation – et de mettre fin à ces pratiques. En 1902, une réorientation est décidée : l’action est désormais axée sur l’enseignement.

En Afrique Australe, et surtout dans les jeunes républiques boers, les hommes d’Église afrikaners jouent un rôle très négatif et violent, justifiant l’esclavage et prônant la manière forte vis-à-vis des descendants de Chain. Dans l’État Indépendant du Congo des années 1870-1890, propriété personnelle du roi Léopold II, les Pères Blancs remplissent d’eux-mêmes la fonction d’administration locale et se mettent à légiférer à leur guise : fiscalité, prestations en travail, rien ne leur échappe. Les missions elles-mêmes procèdent à une levée musclée du denier du culte et aux réquisitions massives de travailleurs.

Au-delà de la coercition physique, les violences symboliques sont très nombreuses et se font en toute bonne conscience17. Ainsi, la foi absolue dans la mission « civilisatrice » implique-t-elle un refus presque total des modes de vie locaux. On détruit de lieux de culte et de symboles animistes. On interdit des coutumes qui offensent la morale chrétienne, comme la polygamie (l’excommunication est automatique pour les chrétiens demeurés polygames) et les initiations sexuelles précoces. L’action missionnaire conduit aussi à une modification profonde des rapports de genre, qu’il s’agisse de promouvoir les femmes chrétiennes, de modifier les procédures de mariage, d’intervenir sur les pratiques sexuelles, etc.18. On procède à un rhabillage systématique des femmes et des hommes, ce qui contribue, dans les milieux christianisés, à une occidentalisation générale de l’habillement dès le xixe siècle. Un exemple éloquent de cette sévérité est rapporté en 1921 par un Père Blanc belge, à propos d’un missionnaire protestant :

Il y a là un prédicant anglais […]. Venu au Katanga comme commerçant il y a 30 ans, il jugea plus lucratif, dans la suite, de se faire missionnaire. […] Il est bien sévère pour ses néo-convertis. Il leur est absolument interdit de boire de la bière indigène. […] Il défend même de fumer. […] Ne soulevons pas le voile de savoir si les convertis sont fidèles à s’abstenir de la bière indigène et aussi des danses nègres, car celles-ci sont aussi défendues19.

30Enfin, force est de constater qu’au début du xxe siècle, l’africanisation du clergé est en régression par rapport à une cinquantaine d’années auparavant : l’évêque yoruba Samuel Crowther – tout un symbole – est lui-même mis sur la touche au Nigeria, dans les années 1890, au profit de dignitaires blancs.

Succès missionnaires et prise de distance par rapport à la violence (à partir des années 1920)

Les années qui suivent la Première guerre mondiale sont marquées par des phénomènes nouveaux qui pèsent sur l’action missionnaire. Montée des Églises chrétiennes noires indépendantes à partir de la fin du xixe siècle, surtout en ville, émergence d’élites christianisées dans les territoires britanniques, sécularisation des sociétés européennes, baisse des vocations missionnaires (surtout chez les protestants), recul des financements : tout ceci concourt à une position moins arrogante des missions et à l’arrivée en Afrique de nouvelles générations de missionnaires plus tolérants.

On constate un peu partout un adoucissement des conditions de travail dans les missions, qui deviennent souvent de petites enclaves prospères vouées aux cultures de rente (cash crops). Attirés par le travail salarié, les travailleurs volontaires se convertissent par la même occasion. Il en va de même pour les marginaux et les exclus des sociétés africaines, pour qui les missions offrent des possibilités d’intégration, ou pour les travailleurs migrants qui utilisent la mission comme boîte postale et se frottent à la religion chrétienne. L’accent est également mis sur le développement de l’enseignement et des soins de santé, qui popularisent l’action missionnaire et contribue à l’émergence d’élites occidentalisées. De plus, en certaines circonstances, les missionnaires se heurtent aux autorités coloniales elles-mêmes. Dans le cas français, par exemple, alors même que la loi de séparation de l’Église et de l’État ne s’applique pas dans les colonies, maints administrateurs exercent une politique discrétionnaire vis-à-vis des missions implantées dans leur juridiction ; se sentant persécutés par tel ou tel gouverneur anticlérical, les missionnaires tendent bien souvent à se présenter comme les remparts des « indigènes » contre l’administration laïque et franc-maçonne.

Pour autant, leur tolérance est encore grande vis-à-vis de la violence faite aux indigènes : leur silence est quasi total, dans les colonies françaises et portugaises, sur la question du travail forcé, dont les missions profitent en bien des circonstances. Cette position prudente est, entre autres choses, dictée par le discours dominant sur la valeur civilisatrice du travail et sur la paresse africaine : le R. P. Bouchaud déclare encore en 1958 que les missionnaires ont conçu le « travail lui-même comme la preuve d’une conversion sincère et durable20 ». Tout ceci conduit bien sûr à des abus dont les missions sont actrices : ainsi, à partir de 1922, dans l’ouvroir des Sœurs Blanches de Ségou (Soudan français), on fait travailler des petites filles de quatre ans au tri des fils de laine et une centaine de très jeunes ouvrières travaillent pour la mission sans que l’autorité ecclésiastique trouve grand chose à y redire ; en 1931, six fillettes sont même envoyées à Paris à l’Exposition Coloniale pour tisser devant les visiteurs. L’atelier de tissage marche si bien qu’en 1930, l’évêque de Bamako dispense de scolarité les fillettes chrétiennes de la ville afin de fournir des ouvrières à l’ouvroir21.

De fait, la fonction économique importante des missions – qui possèdent ateliers, exploitations agricoles et plantations, patrimoine urbain et foncier – leur confère une position privilégiée au cœur du dispositif colonial qui rend malaisée la critique du système. Dans son Voyage au Congo (1927), André Gide ne se prive pas de montrer l’inertie des missionnaires face aux exactions de grandes compagnies concessionnaires. Ailleurs, nombreux sont les exemples de réquisitions directes par les missionnaires qui s’effectuent avec l’aide du commandant de cercle, qu’il s’agisse de lever des taxes extraordinaires pour réparer l’église ou de fournir des travailleurs forcés pour tel ou tel chantier de la mission. En AOF, durant le régime de Vichy qui, en Afrique française, s’adosse à l’Église catholique, le vicaire apostolique de Ouagadougou négocie même directement la location des travailleurs chrétiens mossi avec les planteurs de Basse-Côte d’Ivoire.

35Dans ce que l’on appelle alors la « politique des races », les Églises jouent également un rôle important, qui n’est pas sans conséquences durables sur les identités africaines et sur la montée de l’ethnicité à l’époque contemporaine. Au Ruanda-Urundi belge, par exemple, l’Église soutient et promeut systématiquement les Tutsi minoritaires au détriment des Hutu, jusqu’à un revirement spectaculaire en 1959, au moment des indépendances. Dans l’Union sud-africaine, au Kenya, en Rhodésie du Sud, les protestants anglo-saxons ou boers ont majoritairement justifié l’inégalité raciale par la Bible, au moment de la mise en place des grandes législations ségrégationnistes des années 1910-1930.

Après 1945 : vers de nouvelles attitudes

Dès le Front Populaire, certains Pères Blancs d’AOF avaient cependant réclamé une « politique indigène plus clairvoyante », tel Mgr Thévenoud en 1936. Après la Deuxième guerre mondiale, une certaine prise de distance par rapport à la domination coloniale se fait jour dans les milieux ecclésiastiques, qui se marque par plusieurs déclarations. Un exemple parmi d’autres de cette progressive – et tardive – distanciation est celui du R. P. Daigre qui, dans ses mémoires publiées en 1947, témoigne des exactions commises par les compagnies concessionnaires dans l’Oubangui-Chari des années 190022.

En Afrique du Sud, l’engagement des ecclésiastiques dans les combats contre l’apartheid s’affirme (cf. l’anglican Desmond Tutu), tandis qu’un rôle déterminant est joué par les leaders politiques sud-africains formés à l’école des missionnaires (Nelson Mandela, Oliver Tambo, etc.). L’africanisation inéluctable des Églises compte pour beaucoup dans ces changements d’attitude, tant chez les catholiques que chez les protestants et, dans de nombreux cas, on passe de l’action missionnaire proprement dite à la construction d’Églises nationales. Dès lors, la dénonciation des abus et des violences devient un élément obligé du nouveau discours missionnaire d’après 1945.

On le voit, les missions ont eu une position très ambiguë par rapport à la domination européenne, car elles ont été partie prenante de la situation coloniale : elles ont eu, à un certain moment, besoin de la domination politique pour exister et besoin de l’économie coloniale pour subsister.

Les schémas de pensée de l’époque empêchaient – littéralement – les missionnaires de percevoir la violence à l’œuvre au cœur des rapports coloniaux, car il n’a longtemps existé aucun doute sur les vertus du travail, sur la « mission civilisatrice », sur la supériorité absolue de la civilisation chrétienne, sur la nécessité de l’« ordre » colonial. De ce fait, la vision de la violence a toujours été sélective, marquée par une plus grande promptitude à dénoncer celle des Africains que celle subie par eux.

Pour autant, les rapports de concurrence et de défiance par rapport aux autorités constituées, une évolution intellectuelle indéniable dans l’appréciation de la situation subie par les colonisés, ainsi que la progressive africanisation des cadres religieux, ont conduit à une lente et tardive distanciation par rapport aux formes les plus révoltantes de cette violence coloniale.

Par Sophie Dulucq

Extrait de Action missionnaire et violence en Afrique subsaharienne du début du xixe siècle aux indépendances

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