CÔTE D’IVOIRE – LE CULTE DÉHIMA

Des fidèles en pèlerinage à Gagoué

Le culte déhima est l’un des mouvements messianiques les plus populaires de la Côte- d’Ivoire. Son apparition dans les années 1940 est le fait de Marie Lalou, une femme dont les convictions spirituelles lui ont permis de surmonter les brimades aussi bien de ses proches que de l’administration coloniale pour fonder ce qui se présente aujourd’hui comme « la religion de l’Afrique noire ». Il est donc important de retracer une brève biographie de la fondatrice avant de parler de la naissance et de l’émergence du culte déhima.

1 – La prophétesse Marie Lalou, fondatrice de l’Église déhima

L’histoire du culte déhima est indissociable de celle d’une femme, Marie Lalou, dont le ministère relativement court laissa une trace indélébile dans l’univers religieux ivoirien. À ce jour, il n’existe que très peu d’écrits sur la vie de cette figure importante. Mais quelques informations rassemblées çà et là nous permettent d’en esquisser une biographie. Selon les résultats de l’enquête menée par Denise Paulme sur le culte déhima, Marie Lalou serait née en 1915 à Goboué, village dida du même canton36. Son nom de naissance était Dyigba Dowono.

Elle aurait été baptisée par un missionnaire protestant, mais à aucun moment de sa vie elle ne fut catholique ou protestante. Dans la coutume dida, une jeune fille, lorsqu’elle rejoint le domicile conjugal, se voit imposer un nom nouveau, choisi par son mari et qui peut être fantaisiste ou proverbial. Selon Niangoran Bouah37, Lalou serait le nom conjugal de Dyigba Dawono, encore appelée Bage Wonoyo, et ne revêtirait aucune signification spéciale. Le prénom de Marie serait le fruit d’une décision de la femme elle-même, influencée par le nom de la mère du Christ.

Vers 22 ans, elle est contrainte d’épouser un habitant du village de Dadjeboué dans le canton Opareko, mais se refuse à la vie conjugale, car, dit-elle, elle en avait reçu l’interdiction en rêve. Son mari insiste. Il tombe malade et meurt. Selon la tradition, elle doit épouser le frère de celui-ci, ce qu’elle refuse, et quelque temps après, ce dernier meurt à son tour. Ces deux décès rapprochés, joints à l’attitude pour le moins étrange de Marie, la rendent suspecte au point qu’elle doit quitter les lieux. Elle regagne son village natal.

Denise Paulme rapporte que, de retour parmi les siens, Marie Lalou commence à prêcher sur le thème :

« Nul ne doit vouloir de mal à son prochain Dieu l’interdit » ; « l’eau qu’elle distribuait à qui lui en adressait la demande lui avait été donnée en rêve : un matin au réveil, elle en avait trouvé un flacon à son chevet. Qui buvait de cette eau ayant le cœur pur, nul ne pouvait lui faire de mal ; qui en prenait fût-ce une gorgée en gardant la moindre rancune à l’égard de quiconque mourait infailliblement. Or dans les mois qui suivirent, la mort frappa beaucoup d’habitants du village qu’ils aient ou non bu de cette eau. Marie ne parut pas étrangère à ces décès : déclarée sorcière, on la chasse. Elle se réfugie chez un parent à Betililié dans la région de Divo (…) mais connaît bientôt les mêmes tourments : les habitants la tiennent responsable de leurs maux et finissent par l’expulser. »38

Elle aménage alors en forêt un petit abri, où elle vit plusieurs mois, exposée aux pluies torrentielles et se nourrissant de racines. Un chasseur, l’ayant aperçue, la prend en pitié et parle d’elle au chef du village : « Ramenons-la, nous verrons ce qui se passe. » Prévenue en rêve de leur venue, Marie accueille sans surprise ceux qui viennent la chercher. De retour au village, elle fait construire sa première église. Bientôt, sa renommée s’étend, ses parents lui font demander de revenir parmi eux39. Ils lui proposent un nouvel époux. Marie refuse : « Dieu me l’interdit, je ne dois plus approcher aucun homme. »

Avec un rapport administratif signalant l’activité de la prophétesse comme un élément de trouble public, l’affaire monte au chef du territoire. Marie doit se rendre à Abidjan, elle part contre son gré. « Dieu ne veut pas que j’approche les garçons, si je vais Abidjan je mourrai à mon retour. » Le séjour d’Abidjan a eu lieu en 1950. Convoquée devant le gouverneur Laurent Péchoux, Marie se présente entourée de fidèles, elle expose sa doctrine. Sa bonne foi reconnue, l’épreuve subie victorieusement, le prestige de la prophétesse grandit aussitôt et les adeptes affluent40.

Mais deux années plus tard, en 1951, la prophétesse meurt après avoir désigné la princesse Geniss, à laquelle elle a pris le soin d’enseigner les chants dont elle-même avait reçu la révélation en rêve. Geniss étant mariée et déjà mère de plusieurs enfants, Marie lui fait quitter la vie conjugale, non sans offrir en compensation deux autres épouses au mari qui est un ancien militaire parlant un peu français. Geniss résida à Grobaridou, où Marie passe ses dernières années.

2 – Naissance et émergence du culte déhima

Il est impossible de dissocier le début du ministère prophétique de Marie Lalou de la naissance du culte déhima. Le culte déhima a vécu pendant quelque temps dans une semi- clandestinité à cause de l’hostilité dont fut victime sa fondatrice, d’abord de la part de ses proches et ensuite de celle de l’administration coloniale. Sa reconnaissance comme religion date du 20 août 1945.

L’historique, l’organisation et le fonctionnement du culte déhima sont consignés dans ce que Denise Paulme appelle les testaments de Marie Lalou, composés des 16 points (nous respectons la graphie du texte original, y compris les fautes d’orthographe) :

1 – La religion DÉHIMA est une ancienne église que prêchait le nommé HARRIS Williame Horain. C’est la même religion que Bague HONOYO dit Marie emprêche au peuple par ses révélations.

2 – Vous pouvez faire attention et mettez-vous en idée pour les révélations protestante et la religion DÉHIMA ne sont pas de mêmes ni catholique.

3 – La Religion DÉHIMA fondée par Bague HONOYO est pour sauver le monde du péché abandonner les fétiches pour ne pas adorer les génies voila la Raison par laquelle est créée.

4 – Elle combate ainsi les fétiches les malfaiteurs les sorceleries et tout ce qui peut ruiner homme etc…

5 – Pour la religion DÉHIMA la confession (se prend) le représentant prend une petite somme de cinq francs. Cette somme n’est pas pour acheter de quoi manger c’est pour payer la bougie qui servira la messe.

6 – La messe se compose de l’eau bénie et de la cendre sacrée.

7 – L’eau bénie est pour le Dieu salutaire auquel il faut faire ses actes adorations de demander à Dieu dans une bonne prière elle sert boire comme la commion

8 – La cendre sacrée est mélangée avec la poudre parfumée de toilette et joue le rôle d’objet de toilette il est le signe de témoignage des disciples de DÉHIMA

9 – La religion DÉHIMA ne veut pas la guerre entre le peuple. Elle veut la paix et la bonne marche.

10 – Les disciples DÉHIMA renoncent aux fétiches aux choses du Démon et suit la religion jusqu’à la mort.

11 – Les disciples de la religion DÉHIMA s’ils sont une fois malades ils se confessent parfaitement dans son cœur et se soigne à l’hôpital pour guérir.

12 – Elle est contre le mensonge et son représentant ne doit jamais caché la vérité aux hommes.

13 – Elle demande de faire la charité de faire le bien que le mal.

14 – Les disciples de DÉHIMA participent à toutes les manifestations musique danses et autres sauf danse fétichiste.

15 – Elle n’est contre aucune religion telle qu’elle soit.

16 – Elle empêche le prestige des hommes de mauvaise foi contre ses disciples et son église, protège le lieu où se trouve sa chapelle elle invite le peuple à se mettre sur le bon chemin pour gagner le ciel avec une âme pure.

L’expansion du culte s’est faite de bouche à oreille. Un homme était-il convaincu de l’efficacité de l’eau que donnait Marie Lalou, il en informait un proche qui lui aussi avait la possibilité d’aller en chercher.

« En 1947 une panne de moteur avait forcé un chauffeur de camion, un enfant du village passer la nuit Gagnoa. Ayant demandé hospitalité à un ami, il vit celui-ci, avant de se coucher, prononcer une prière puis boire une gorgée d’eau d’une bouteille qui se trouvait son chevet. Cette eau était une protection efficace contre les sorciers elle mettait à l’abri de toute tentative d’empoisonnement. L’eau venait de Lakota et son possesseur la tenait de Marie Lalou nom déjà connu du chauffeur. A son retour parmi les siens, le jeune homme parla de l’eau miraculeuse à son père qui se trouvait être le chef du village. Le père attendit d’avoir vendu sa récolte de café. Il confia ensuite le récit de son fils à son parent et ami Thomas, important notable. Tous deux se rendirent auprès de la prophétesse qui leur remit de son eau sacrée dite déhima. Revenus dans leur village, ils édifièrent sur ses instructions un petit enclos en palmes tressées (…) à intérieur duquel se trouve en effet une bouteille. En leur donnant l’eau, Marie Lalou avait ajouté : Ce que je te donne est une première chose. Il en existe une autre plus efficace. Quelque temps plus tard ayant peut-on croire, éprouvé les bienfaits de l’eau les deux hommes retournèrent auprès de Marie qui remit alors à Thomas un bois kusu en ajoutant. Tu vas creuser dans une maison un trou et au fond tu mettras de la cendre et tu planteras ce bois. Quand vous vous réunirez, tu te tiendras pour parler au pied de ce bois sur la cendre. C’est comme un tabernacle. Le bois en question est une croix haute un mètre d’environ avec la partie centrale entourée d’une bande étoffée. »

Le but du culte déhima, permettre à l’homme de se défendre contre les sorciers et leurs pratiques d’envoûtement, lui a valu une très grande renommée en très peu de temps. Dans les différentes localités de la colonie, les cases-chapelles poussent comme des champignons et le nombre des adeptes se multiplie de jour en jour.

En 1958, environ 2.997 personnes pratiquaient ce culte à Abidjan. En 1962, le culte comptait environ 500 chefs de famille d’origines ethniques diverses, pour la plupart de condition modeste : manœuvres, maçons, tourneurs, menuisiers, chauffeurs et quelques employés de commerce ou de bureau selon Niangoran Bouah42. Dans les campagnes, les communautés déhima se présentent sous un aspect le plus souvent groupé. Un village ayant construit son église, un des habitants prend l’initiative d’aller chercher avec l’eau sacrée la bénédiction de la Vierge sainte ; il est fréquent que les agglomérations voisines imitent son exemple, mais sans effectuer le pèlerinage en ayant recours au seul responsable local qui peut être un parent.

Extrait de LE CHRISTIANISME OCCIDENTAL À L’ÉPREUVE DES MESSIANISMES INDIGÈNES EN CÔTE D’IVOIRE COLONIALE : LE HARRISME ET LE DÉHIMA

Par Lékpéa Alexis DÉA

 

 

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