Pourquoi il faut enseigner l’histoire ancienne de l’Afrique subsaharienne. Par Catherine Coquery-Vidrovitch

On ne peut comprendre la situation actuelle du continent africain sans l’analyser à la lumière des héritages complexes du continent. Celui-ci n’est « né » ni avec les indépendances il y a une cinquantaine d’années, ni avec la colonisation près d’un siècle auparavant, ni avec la « découverte » par les Portugais à la fin du XVè siècle : les Européens n’ont découvert et construit que « leur » Afrique, alors qu’ils étaient, sans le savoir, les derniers arrivés dans une histoire longue de mondialisation. Car les Africains n’ont jamais vécu dans l’isolement, ne serait-ce que parce que l’humanité y est née.

Une construction négative du continent a été conçue au moment où se développait du côté européen la traite atlantique des esclaves noirs. Certes, celle-ci s’ajouta à des traites antérieures plus anciennes, aussi bien vers le monde méditerranéen que vers l’Océan Indien, animées par les Arabo-musulmans depuis le IXe siècle de notre ère. Mais l’originalité de la traite atlantique fut de déterminer une fois pour toutes la couleur des esclaves : au XVIIIe siècle, le mot nègre devint synonyme d’esclave. S’y ajouta le legs racialiste du XIXe siècle qui « scientifisa » la distinction entre race supérieure – blanche bien entendu – et races inférieures. À la fin du XIXe siècle, la traite atlantique a quasi disparu, mais lui a fait place la conviction occidentale – États-Unis inclus – de l’inégalité raciale. Bref l’essor du racisme va caractériser la première moitié du XXe siècle.

Ce mépris envers les noirs, qui a une longue histoire[1], va être repris par la colonisation. Celle-ci a établi une différence légale entre le citoyen (quelques centaines d’ « assimilés ») et la masse des « indigènes » (natives en anglais), « sujets » assujettis à un système juridique spécial, celui des codes dits de l’indigénat, régime inégalitaire qui ne fut aboli en Afrique subsaharienne française qu’en 1946. Les recherches ont été biaisées par des siècles de préjugés véhiculés par marchands, missionnaires, explorateurs, voyageurs et trafiquants d’esclaves. Leur idée d’Afrique a influencé une majorité d’historiens, d’ethnologues, d’anthropologues et d’économistes de l’époque coloniale et au-delà. Le savant congolais Valentin Mudimbe (professeur à Duke University, USA) en a inventorié et déconstruit la fabrication[2].

Ce que le monde doit à l’Afrique

L’Afrique se situait au carrefour de trois mondes, dont le premier fut évoqué depuis l’Antiquité et le deuxième décrit depuis le Xe siècle par les voyageurs et géographes arabes :

– le monde méditerranéo-afro-asiatique, le plus ancien, qui fut durablement approvisionné en or en provenance du soudan occidental via les caravanes transsahariennes. Hérodote en parlait déjà au Ve siècle avant JC, évoquant les Phéniciens qui pratiquaient cette « troque muette » au-delà des « colonnes d’Hercule ».

– le monde de l’Océan Indien, qui s’épanouit entre le Ve et le XVe siècle, et fut nourri de l ‘or en provenance du Zimbabwe via le port majeur de Sofala, qui en était sur l’Océan Indien le principal débouché. Un archéologue s’est même exclamé que les côtes orientales d’Afrique étaient « pavées de porcelaine de Chine ».

– enfin le monde atlantique, le dernier arrivé, seulement dans la deuxième moitié du XVe siècle. Les Européens n’ont pas « découvert » l’Afrique, ils n’ont découvert que « leur » Afrique. Et comme ils ont dans le même temps découvert l’or des Caraïbes et l’argent du Mexique, ce sont les hommes dont ils vont faire trafic en Afrique. Qui plus est : c’est l’or africain qui a financé les constructions navales portugaises et les premières plantations.

Il importe d’enseigner que les rencontres africaines avec le reste du monde ont chaque fois joué dans les deux sens : les visiteurs – Chinois (jusqu’au XVe siècle inclus, quand l’empereur de Chine interdit les expéditions hors de son Empire), Indiens, Arabes, Portugais puis autres Européens, Américains et Brésiliens sont tour à tour intervenus. Ils en ont tiré grand profit et l’avenir de leurs pays respectifs en a été chaque fois modifié. Mais il en va de même pour l’Afrique : ces chocs successifs ont constamment suscité – comme dans les autres cultures – des métissages culturels et politiques de toutes sortes. Certes, les marchés décideurs étaient le plus souvent situés hors Afrique. Mais cela ne signifie pas que les Africains ont subi passivement l’intervention extérieure. Au contraire, chaque fois, il s’est trouvé des courants et des acteurs novateurs  issus de ces nouveaux contacts : sultans de l’or, chefs trafiquants d’esclaves, producteurs et entrepreneurs de commerce ont joué un rôle actif parfois déterminant, en Afrique comme au dehors. Les configurations internes du continent, politiques, économiques, agronomiques, culturelles, répondent comme ailleurs aux faits mondiaux, dont les Africains ont souffert, mais auxquels ils ont aussi apporté : de l’or, de la force de travail, des matières premières, aujourd’hui de l’uranium, du pétrole et, à nouveau, de la main d’œuvre.

Il est donc anormal de ne faire de l’Afrique qu’un épiphénomène de ce qui se serait passé autre part sous le prétexte que l’évolution technologique y démarra plus tardivement qu’ailleurs. Cela n’a nullement empêché que toute une histoire interne s’y déroulât. C’est l’histoire eurocentrée, focalisée sur sa propre histoire, celle de la genèse du capitalisme, qui a fait de l’Afrique une « périphérie ».

L’une des premières illustrations de ce propos est le rôle de l’or au Moyen Âge, métal précieux rare et qui, pour cette raison, s’est trouvé à l’origine de la prospérité financière aussi bien de l’Europe que du monde de l’Océan Indien. D’où provenait cet or, avant que ne soit découvert, à la fin du XVe siècle, celui des Antilles puis au XVIe siècle du Mexique, et au XVIIIe siècle du Brésil ? Il était produit essentiellement, outre les gisements lointains de l’Oural, par le « Soudan occidental », en amont du fleuve Sénégal et aussi dans l’arrière-pays de ce que les Portugais devaient surnommer, pour cette raison, la côte de l’or, devenue plusieurs siècles plus tard la colonie britannique de Gold Coast.

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