Extrait de Des mythes aux mythologies. Nouvelle édition Auteur(s) : Carlier Christophe, Griton-Rotterdam Nathali

1 Qu’est-ce qu’un mythe ?

Le terme de mythologie n’a rien de mystérieux : il désigne un ensemble de mythes appartenant à un même contexte culturel, et réunis sans grand souci de cohérence. La notion de mythe, en revanche, est infiniment plus complexe. Sans poser trop longuement des problèmes de définition (dont une abondante bibliographie nous assure qu’ils sont insolubles), il est possible d’éclairer ou du moins de limiter l’objet de cette étude.

Le mythe se caractérise par sa forme (un récit), par son fondement (une croyance religieuse), par son rôle (expliquer l’état du monde).

Le mythe est un récit

La notion de mythe suppose une continuité narrative. Elle demande un cadre, des personnages et une action. L’idée d’un dieu ou la foi en l’existence d’un héros ne suffisent pas à fonder un mythe.

Ainsi, tandis que l’allégorie ou le symbolisme peuvent se résoudre dans la description, le mythe s’inscrit dans un déroulement chronologique. Sans doute, dès lors qu’est personnifiée une entité abstraite, la guerre par exemple, naît un personnage comparable aux dieux de certaines mythologies : l’Arès grec, en l’occurrence, frère du Mars latin. Mais, tandis que l’allégorie de la guerre peut être embrassée dans une seule représentation graphique (statue ou tableau), le dieu Arès a une histoire (il se laisse surprendre par Héphaïstos dans les bras d’Aphrodite), une ascendance (Zeus et Héra) et une lignée (les Amazones, Diomède…). Un peintre peut représenter une scène marquante de l’histoire du dieu (Botticelli peint Mars se reposant aux côtés de Vénus), mais il opère alors un choix à l’intérieur d’un tout qui progresse selon l’ordre du récit. Tandis que l’allégorie ou le symbolisme restent immobiles, le mythe possède la forme narrative du conte ou de la légende.

Le mythe a une racine religieuse

Un mythe a été ou est encore l’objet d’une croyance religieuse — ou du moins, il met en scène des êtres qui possèdent une aura sacrée.

Ce critère permet de distinguer les mythes des contes. Certains récits populaires, profondément ancrés dans l’imagination d’un groupe, peuvent parfois ressembler à des mythes : l’histoire de Blanche-Neige ou celle de Cendrillon, qui ont bercé des générations d’enfants, appartiennent à notre culture populaire. Apparemment, il n’existe pas de différence de nature entre ces personnages et ceux d’Homère. Mais à aucune époque ne fut rendu de culte à l’une ou l’autre héroïne, alors que des autels furent consacrés à Hélène ou à Achille. Par ailleurs, ces fictions s’accommodent de phénomènes étranges : un miroir qui parle ou des fruits qui font perdre à ceux qui les absorbent le désir de rentrer chez eux. Et des magiciennes changent les citrouilles en carrosses ou les hommes en pourceaux… Mais le surnaturel n’intervient pas, ici et là, de la même manière. Dans un cas, le monde est parcouru de figures étranges, dotées de pouvoirs extraordinaires (fées, sorcières) mais aux- quelles il paraîtrait absurde de rendre un culte. Les héros peuvent tout au plus reconnaître leurs bienfaits ou apprendre à se méfier d’elles. Dans l’autre, le monde des hommes et celui des dieux s’interpénètrent sans cesse. Le merveilleux (Circé, Calypso) est subordonné à l’autorité de divinités dont l’existence est rappelée fréquemment, et qui n’oublient jamais de réclamer leur dû aux mortels. Ceux-ci sont donc ramenés par le mythe aux obligations du culte. C’est pourquoi le récit suscite un phénomène d’adhésion collective qui, pour être propre à une culture, n’est pas sans incidence sur la façon dont il est entendu par la suite.

Le mythe explique le monde

Le mythe possède une fonction étiologique, c’est-à-dire qu’il imagine la cause de phénomènes connus. Il remonte à la Création, à l’établissement d’un pouvoir politique, ou encore, parcourant le monde de l’au-delà, imaginant la fin du nôtre, il explique à l’homme les principes qui doivent guider sa vie terrestre.

Par ce biais, il s’écarte de la légende ou du conte, qui peuvent rester purement fictifs. Ceux-ci prennent place dans un monde qui ne doit rien au nôtre. « Il était une fois, dans un pays lointain, un roi et une reine qui… » Ce que ces premiers mots mettent à distance, de manière temporelle, géographique et sociale, demeure définitivement hors de notre portée. Le parti pris est ici celui de la fiction, tandis que le mythe exige un retour au réel : Prométhée vola le feu aux dieux, et ce feu, nous le possédons depuis lors ; la nymphe Io, changée en génisse, a parcouru tous les rivages de la mer Ionienne, et d’ailleurs celle-ci porte encore son nom ; Énée a affronté mille dangers pour parvenir sur ce site où nous nous trouvons aujourd’hui. Pandore ou Ève apporte le mal sur terre, tandis que Blanche-Neige ou Cendrillon ne nous ont rien légué — ce qui explique d’ailleurs que contes et légendes finissent de manière heureuse. Ils tirent leur efficacité de ce qu’ils nous transportent ailleurs, tandis que le mythe nous ramène au monde et le justifie, ou nous révèle une part de nous-mêmes que nous ignorions.

Ces différents aspects qui caractérisent le mythe semblent réunis dans l’analyse proposée par Mircea Éliade en tête de son ouvrage Aspects du mythe. L’auteur assigne au terme les limites suivantes :

Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements ». Autrement dit, le mythe raconte comment grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution.

Sans doute, d’autres critères pourraient être retenus, qui, pas plus que ceux-ci, ne seraient exempts de critique. Il nous suffit que cette définition soit simple et exacte.

Au reste, il est de bon augure que le terme soit a priori délicat à cerner, puisqu’il nous importe justement de montrer la richesse et la complexité du mythe.

 

2 Les grandes mythologies

D’où viennent les mythes ? Tous bénéficient longtemps d’une transmission orale avant d’être un jour écrits — quand ils le sont. Des textes fondateurs recensent alors ce qu’avait d’abord transmis la voix. Viennent ensuite des variations littéraires qui chantent les héros ou les travestissent, brodant à l’infini sur un canevas souvent lâche.

Limité aux principales mythologies auxquelles il sera fait allusion dans ce livre, ce chapitre a pour but de préciser l’époque de leur apparition, les supports qui servent à leur diffusion, le monde divin auquel ils renvoient, les religions qui les sous-tendent.

Le monde gréco-romain

Les mythes grecs

Tenter de cerner la religion grecque ne paraît pas difficile : statues ou vases nous ont familiarisés avec l’apparence des dieux, dont les noms, les actions et le caractère nous ont été transmis par la littérature. D’ailleurs, certains de leurs temples sont encore debout.

Pourtant, cette religion ne possède pas de textes sacrés auxquels il soit possible de se référer, comme on se plonge dans la Bible ou les Védas indiens. Les Grecs ne nous ont légué que des traitements littéraires du mythe, tous dégagés du contexte du dogme ou du culte. Il s’agit de textes poétiques ou dramatiques mettant en scène hommes ou héros aux prises avec des dieux capricieux.

En dehors de la Théogonie d’Hésiode (VIIe siècle av. J.-C.) qui conte, non sans quelque raideur, la généalogie des dieux et l’établissement du règne de Zeus, les textes que nous possédons visent la satisfaction du lecteur et non l’édification du fidèle. Les dieux apparaissent, dans l’Iliade ou l’Odyssée d’Homère (VIIIe siècle av. J.-C.), comme des figures pittoresques que l’auteur ne se prive pas de traiter avec ironie. Les héros chantés par Pindare (518-438 av. J.-C.) se confondent avec les vainqueurs des jeux olympiques, pythiques, néméens ou isthmiques. Et le mythe se mêle souvent à l’éloge du prince qui a triomphé. Dans Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (295-230 av. J.-C.), l’aventure de Jason sert à des développements marqués par le goût de la psychologie et de l’érudition. La valeur sacrée de ces œuvres, si riches qu’elles soient sur la manière dont les Grecs concevaient leurs dieux, est ainsi sujette à caution.

Tableau généalogique simplifié des dieux de la mythologie gréco-romaine

Plus délicates à interpréter, les tragédies offrent chaque fois au spectateur un nouveau traitement du mythe dans lequel éclate l’originalité du dramaturge. Trois auteurs se partagent le théâtre tragique qui nous est parvenu. Une anecdote, sans doute trop belle pour être tout à fait exacte, fixe leur différence d’âge : au soir de la bataille de Salamine (480 av. J.-C.), remportée par l’Athénien Thémistocle sur la flotte du Perse Xerxès, Eschyle se repose, dit-on, du combat auquel il a participé, et Sophocle adolescent danse dans les chœurs, tandis qu’Euripide vient au monde. L’inspiration des trois poètes varie évidemment d’une pièce à l’autre. Mais, un temps soumise à la volonté des dieux identifiée à celle de la cité (Les Euménides d’Eschyle), la piété cède lentement la place à la dénonciation de l’arbitraire ou de l’injustice divins (Ajax de Sophocle ou Les Troyennes d’Euripide).

Sur un mode ironique et bouffon, Aristophane (445-386 av. J.-C.) met à son tour en scène les divinités du ciel ou des Enfers. Mais chez lui, le rire l’emporte sur la gravité — bien qu’on ne se moque jamais au théâtre que de ce qui suscite en partie le respect ou l’obéissance.

Dans cette littérature, le mythe éclate partout, favorisant l’inspiration nationale (Les Perses d’Eschyle) autant que l’expression personnelle (Antigone de Sophocle). Mais jamais aucun texte ne fixe les limites d’une histoire. Il n’existe pas de récit référentiel, mais une multiplicité de versions qui offrent à un argument initial une étonnante richesse de traitements.

Reste, une fois mise à l’écart la part du sacré et de la croyance collective, une utilisation proprement philosophique du mythe. Pour Platon (428-348/347 av. J.-C.), le muthos s’oppose au logos, c’est-à-dire au raisonnement discursif, fait de déductions rigoureuses. Le mythe, forgé par l’imagination, s’adresse à l’intelligence qui s’aventure hors des limites de la certitude. Pour cerner certains sujets, en effet, « il faudrait une science toute divine et de longs développements ; mais pour en donner une idée approximative, on peut utiliser une image à la mesure de l’homme » (Phèdre, 246 a). C’est donc par un mythe que Platon esquisse  la nature de l’âme (Phédon), résout le mystère de l’amour (Phèdre) ou s’aventure dans la géographie de l’au-delà (La République).

Ainsi, opposé au mythe populaire qui reflète un imaginaire ancien, le mythe philosophique, dont usent plusieurs auteurs, est un instrument de spéculation approchant, par une expression concrète et poétique, une vérité qui défie la représentation.

Les mythes romains

La correspondance entre les religions grecque et romaine est facile à établir. L’héritage culturel et sacré légué par la Grèce est reçu par Rome sans modification majeure, en dépit de pratiques rituelles beaucoup plus formalistes, notamment en matière d’oracles. Un tableau qui fait correspondre aux noms du panthéon hellénique ceux dont se servent les Romains fournit une clef pour passer d’un univers dans l’autre.

Ici encore des textes font défaut : ils ne furent jamais écrits, d’autant que les Romains furent moins friands et moins créateurs de mythologie que les Hellènes.

Toutefois, sous l’impulsion d’Auguste, naît au début de l’Empire une histoire mythique riche en héros nationaux. Nourri de lettres grecques et de légendes italiques, Virgile (70/71-19 av. J.-C.) imagine dans l’Énéide le difficile établissement du troyen Énée dans le Latium. Celui-ci franchit les mers (comme Ulysse dans l’Odyssée), triomphe de combats terrestres (comme Achille dans l’Iliade), apaise par sa piété le courroux de Junon et découvre enfin le berceau de Rome. Le mythe offre tardivement aux Romains la grandeur d’un passé héroïque : fils de l’épopée homérique et descendant de Vénus, Énée possède un double prestige littéraire et religieux.

Composant sa monumentale Histoire romaine à la même époque que Virgile, mais dans une optique différente, Tite-Live (64/59 av. J.-C.- 17 apr. J.-C.) s’enquiert des traditions orales avant de se fonder sur des documents plus sûrs. Mais son œuvre se veut historique : elle est l’écho et non le creuset du mythe.

Les principaux dieux grecs et romains

Ovide (43 av. J.-C.-17/18 apr. J.-C.) témoigne d’une curiosité insolite à l’égard de la mythologie. Il en comble parfois les silences, prêtant à ses héroïnes célèbres des lettres qu’elles n’ont pas écrites (Héroïdes). Ailleurs (Métamorphoses), il insiste sur le mystère et la magie des êtres qui perdent soudain leur forme pour en revêtir une autre : le mythe virgilien, fondateur d’un ordre et d’une éthique, recule alors au profit de variations savoureuses et savantes.

Cette esthétique légèrement précieuse, qui unit le terrible au merveilleux, domine également les tragédies de Sénèque (4 av. J.-C.-65 apr. J.-C.), et les poèmes épiques de Catulle (87-54 av. J.-C.) ou de Stace (45-96 apr. J.-C.). Dans les Métamorphoses (ou L’Âne d’or) d’Apulée (125-180 apr. J.-C.), les sortilèges magiques et les interventions divines fascinent le lecteur. Mais elles le mettent aussi en garde contre les séductions trompeuses. Renouvelé et enrichi, le mythe prend alors place entre le conte et la fable philosophique.

Ainsi, malgré son abondance et sa diversité, la littérature latine offre finalement peu de mythes nouveaux. Elle nous intéresse surtout par l’originalité avec laquelle elle s’empare de l’héritage hellénique.

Le monde biblique

Appliqué à la Thora écrite juive ou à l’Ancien Testament chrétien (identiques, à quelques différences près), le terme de mythe a parfois soulevé des controverses. La discussion tient au fait que le mot mythe peut désigner, dans les raccourcis de la langue actuelle, une illusion collective : lorsqu’on parle, par exemple, du « mythe de la croissance » ou qu’on cherche à caractériser l’aura d’une star. On dit alors un peu vite que Marilyn Monroe ou James Dean sont des « mythes ».

Il ne faut guère de temps pour voir que le terme est pris alors en un sens approximatif et abusivement profane. Certains spécialistes comme Henri Meschonnic ont contesté cette acception du terme. Par ailleurs, un préjugé issu du siècle des Lumières renvoie volontiers le mythe à la crédulité des sociétés primitives, dont la rationalité des philosophes se démarque alors avec orgueil. Là encore, le sens accordé au mot pèche par un jugement de valeur hors de mise, et un amalgame entre la notion de croyance et la crédulité qui fut prêtée à un « bon sauvage » inventé de toutes pièces par l’Occident.

Si l’on conserve au mythe le sens rigoureux de « récit sacré rendant compte du mystère des origines », le mot s’applique sans impropriété aux textes fondateurs du judaïsme ou du christianisme. Le récit de la Création contenu dans la Genèse est évidemment mythique : non parce qu’il n’est pas digne d’être cru (il est au contraire objet de croyance, et ce depuis des siècles), mais parce que ceux qui le reconnaissent pour vrai n’ont jamais cherché à situer géographiquement l’apparition d’Adam et Ève sur terre, ni à la fixer chronologiquement. Elle n’appartient en effet à aucune des périodes de la préhistoire, mais au temps des commencements qui est justement l’apanage du mythe.

Dans la Thora écrite et la Bible, figurent d’abord les cinq livres du Pentateuque : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome. Viennent ensuite le livre de Josué, celui des Juges, celui de Ruth, égrenant les étapes de la vie du peuple élu… La datation de ces textes est incertaine. Des passages transmis oralement semblent remonter au Xe siècle avant J.-C. Mais la composition d’ensemble admet aussi bien des raccords plus tardifs, des interventions ou des commentaires difficiles à distinguer de la trame initiale.

Dans ces textes communs à trois religions puisqu’ils appartiennent à la Thora, à l’Ancien Testament et au Coran, seuls quelques chapitres ressortissent au mythe. Le récit du Déluge, inondant la terre, tandis que navigue sur les eaux l’arche de Noé, portant en ses flancs un couple de chacune des espèces terrestres, trouve un écho dans d’autres religions, notamment l’hindouisme. L’épisode de la tour de Babel, élevée par la folie des hommes qui veulent s’égaler à Dieu, explique la diversité des langues. Le Livre de Josué a la vigueur d’un récit épique, pliant la vérité historique à un grandissement majestueux. Yahvé a promis que les murailles de Jéricho tomberaient si Josué en fait le tour pendant six journées en sonnant de la trompette. Le septième jour, en effet, les murs s’effondrent. La foi a raison de la force. L’archéologie témoigne à sa manière de cet épisode remarquable de la conquête de la terre promise : une ville fut retrouvée sur le site de la Jéricho biblique, dont les remparts s’écroulèrent au XIVe siècle avant J.-C., à la suite d’un tremblement de terre.

Rédigé seulement au Ier siècle après J.-C., le texte juif de la Thora orale n’offre guère de mythes. Il en va de même du Nouveau Testament chrétien, qui retrace la vie de Jésus et de ses apôtres ou rassemble les épîtres adressées aux premières communautés chrétiennes. Seule l’Apocalypse de saint Jean paraît rejoindre certains mythes eschatologiques. Mais il s’agit de ressemblances essentiellement redevables au sujet abordé (la fin du monde terrestre et l’établissement du royaume de Dieu). Enfin, les textes spécifiquement musulmans du Coran ne comportent pas non plus de mythes au sens strict du terme.

Regard sur les autres civilisations : de l’Orient à l’Occident

La mythologie indienne

Le lecteur occidental est souvent déconcerté lorsqu’il découvre les mythes indiens, tout à la fois antiques et actuels — de même que les Hindous sont parfois choqués du regard incrédule ou réducteur des Européens sur leur religion.

De la complexe littérature indienne émergent, outre les Védas (dont certains passages remonteraient au Xe siècle av. J.-C.), deux célèbres épopées : le Râmâyana (la « geste de Râma ») et le Mahâbhârata (la « guerre des Bhârata »). Leur composition s’échelonne entre le Ve siècle avant J.-C. et le IVe siècle de notre ère. Quand bien même on ne considérerait ni leur longueur ni l’exotisme des noms ou des décors, ces textes resteraient déroutants. Les divinités nous surprennent : le dieu Ganésha porte une tête d’éléphant sur son corps de petit garçon ; Hanoumâm est un étrange dieu-singe ; Dourgâ a dix bras et Brahmâ quatre visages. Les divinités ne demeurent d’ailleurs pas figées dans une seule apparence : Vishnou, quand il descend dans notre monde, revêt une forme temporaire. Cette incarnation porte le nom d’avatar qui est passé dans notre langue. Krishna est ainsi un avatar de Vishnou. Mais cette conception suppose toutefois que, même si une incarnation se situe à un point précis du temps, elle possède à sa manière une part d’éternité… Ce ballet de visages et d’appellations (car d’une région à l’autre, un dieu peut changer de nom) recouvre une représentation complexe, dont notre système de pensée a peine à rendre compte. Ni polythéiste ni monothéiste, l’hindouisme a pu être défini comme un « monothéisme alternatif ». L’expression rappelle l’unité de l’éternelle substance divine, que ne dément qu’en apparence l’innombrable variété des dieux.

Au reste, cette mobilité s’étend à tous les êtres. Chaque âme connaît des transmigrations qui la font renaître, tantôt dans un corps d’animal, noble ou impur, tantôt dans celui d’un homme, de telle ou telle caste. Elle est ainsi punie ou récompensée selon ses mérites. Il faut enfin ajouter que l’hindouisme admet l’existence de plusieurs mondes, dont le nombre peut varier.

Pour entrer dans cet univers religieux si différent du nôtre, le mythe est peut-être le moyen le plus simple et le plus fidèle.

La mythologie égyptienne

La religion égyptienne a connu une longévité remarquable, que son éloignement dans le temps nous fait parfois oublier. Entre 3200 avant J.-C. et le IVe siècle de notre ère, en dépit d’évolutions indéniables, les fonde- ments de la croyance ne semblent pas avoir été entamés. Pendant trois millénaires et demi, des hommes admirent que des dieux multiples régnaient sur le monde, empruntant toutes les formes, et le plus souvent celle des animaux : divinités à tête de chatte ou de chacal, de vautour ou de cobra, de vache ou de bélier, peuplent un panthéon composite, dont le culte officiel était célébré par le pharaon lui-même.

La littérature sacrée ou les inscriptions religieuses consignent scrupuleusement rites et prières. Certaines d’entre elles nous touchent encore, comme l’admirable confession négative du Livre des morts qui souffle au défunt des paroles de défense pour adoucir ses juges infernaux :

Je n’ai pas commis de crimes.
Je n’ai pas fait travailler pour moi avec excès.
Je n’ai pas intrigué par ambition.
Je n’ai pas maltraité mes serviteurs.
[…]
Je n’ai pas fait pleurer les hommes mes semblables.

Ces textes nous renseignent sur les croyances égyptiennes ou la représentation de l’au-delà qu’elles admettaient. Mais ils content rarement les mythes. Ils les mentionnent plus volontiers de manière allusive, la tradition orale ayant largement répandu ces récits extrêmement nombreux, et réunis par la suite en grands cycles centrés autour d’un dieu : le cycle solaire, le cycle horien, le cycle osirien…

La mythologie celtique

Les mythes des Celtes sont mal connus, pour des raisons historiques qui n’ont rien de mystérieux. La transmission du savoir religieux des druides étant exclusivement orale, il faut se résigner à ne disposer que des témoignages grecs ou romains, c’est-à-dire ignorants du véritable savoir des Celtes, et soucieux surtout de réduire l’étrange au familier : de poser des noms méditerranéens sur des dieux inconnus.

Caricaturés par les Romains, et parfois confondus avec les Germains, les Celtes sont ainsi livrés à titre posthume à leurs ennemis. Eux, dont le territoire immense s’étendait avant notre ère de l’Irlande à la mer Noire, et des Orcades à l’Espagne, disparurent en effet sous la double poussée romaine et germanique. Seuls quelques territoires extrêmes (l’Irlande, l’Écosse, le pays de Galles, la Bretagne…) échappèrent à ces invasions. C’est là que des mythes celtes se sont transmis, peu à peu mêlés à d’autres récits différents, ou délibérément christianisés par les moines.

Plus proches de l’extravagance que de la perfection, quelques dieux celtes nous sont pourtant parvenus, notamment ce Bélénos, dont le nom reste connu, comme celui des Korrigans. Mais, du fait de leur transmission incertaine, les récits que nous possédons sont probablement plus savoureux qu’exacts.

La mythologie des Germains

Nos informations sur ce sujet sont plus nombreuses, sinon plus sûres. Le fond des croyances germaniques est surtout perçu aujourd’hui à travers des prismes déformants, comme celui de l’opéra wagnérien.

En dehors de ces réincarnations récentes et approximatives des figures légendaires, les documents dont nous disposons datent des XIIe et XIIIe siècles de notre ère. Mais les livres du Danois Saxo Grammaticus (1140 ?-1206) et de l’Islandais Snorri Storluson (1178-1241) recueillent ou adaptent des récits infiniment plus anciens, que leur origine orale interdit de dater précisément. D’inévitables corrections ont pu fausser le sens de certains mythes. Il est pourtant probable que pour les Germains, le monde sacré appartenait à des géants (comme Thor) ou des dieux (comme Odin), que rejoignaient parfois les glorieux ancêtres des tribus ou leurs vénérables patriarches.

Textes sacrés ou sagas historiques livrent en vrac certains traits de la mythologie germanique. Il paraît difficile de leur donner une unité réelle. Toute analyse des mythes isole au moins les Baltes et les Slaves des Germains proprement dits, parmi lesquels se distinguent plusieurs familles dont l’évolution, au fil des temps, mériterait une étude détaillée.

Certaines mythologies, sans s’être nécessairement côtoyées, se res- semblent parfois. Ces affinités invitent à une lecture thématique propre à souligner l’unité de la pensée mythique, en même temps que la richesse et la variété des récits qu’elle élabore.

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