Francophonie et crise de la relation entre la France et ses ex-colonies africaines 

C’est peu dire que la relation entre la France et ses anciennes colonies est en crise depuis quelques années.
Mais que faut-il entendre par le mot “crise”? Pour Edgar Morin, “la crise est un processus comportant des éléments de déstabilisation, de troubles d’un certain ordre qui tend vers une réorganisation et une restructuration pour émerger vers une réalité différente”. Là où elle survient, ajoute Morin, “la crise vient briser l’ordre ordinaire des choses, plongeant la communauté dans une sorte de vertige ontologique”. Le philosophe et sociologue français perçoit ainsi la crise comme une rupture et comme la possibilité d’un avènement, d’un changement car, précise-t-il, “la crise révèle ce qui était caché, latent, virtuel au sein de la société (ou de l’individu) : les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occulte des nouvelles réalités ; et en même temps la crise nous éclaire théoriquement sur la part immergée de l’organisation sociale, sur ses capacités de survie et de transformation” (cf. “Pour une crisologie”, Paris, L’Herne, 2016).
La Francophonie, qui est la famille de tous ceux qui utilisent la langue française, peut-elle contribuer à la résolution de cette crise? Lorsque l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) fut créée le 20 mars 1970 à Niamey par Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Hamani Diori (Niger), Habib Bourguiba (Tunisie) et le prince Norodom Sihanouk (Cambodge), le but visé était de se servir de la langue française pour communiquer et échanger. Avec le temps, les dirigeants de la famille francophone comprirent que le français ne pouvait pas être un simple outil de communication. C’est le cas de l’ancien président français Nicolas Sarkozy qui, le 20 mars 2010 à Paris, s’exprimait en ces termes: “À quoi cela servirait-t-il d’avoir des valeurs communes, si nous ne transformions pas cette adhésion à des valeurs communes en prises de positions politiques? L’OIF a-t-elle des choses à dire pour la préservation de notre planète? Je pense que oui. L’OIF a-t-elle des choses à dire sur la gouvernance mondiale? Eh bien moi, je pense que oui. L’OIF, de mon point de vue, ne peut pas accepter qu’il n’y ait pas un pays africain, francophone ou non, qui soit membre permanent du Conseil de Sécurité. C’est un enjeu politique majeur, et la Francophonie est dans son rôle en portant cette idée là. La Francophonie, ce n’est pas simplement des intellectuels, des amoureux des lettres, de la langue, tout cela oui, mais cela doit se traduire aussi dans un combat politique.”
Si Sarkozy, qui n’a pas sa langue dans sa poche était encore à l’Élysée, il déclarerait probablement que l’Organisation internationale de la francophonie devrait s’intéresser aux reproches adressés à la France par la jeunesse malienne, burkinabè et nigérienne. Le terme “France” désigne ici le personnel politique et les hommes d’affaires (Vincent Bolloré, Bouygues…) et non le peuple français à l’insu duquel ces deux groupes volent et s’enrichissent sur le dos des Africains. Les Africains ne haïssent pas les citoyens français. Ils n’ont rien contre le peuple français. La preuve en est que les Français vivant et travaillant en Afrique, loin d’être persécutés, vaquent tranquillement à leurs occupations.
Qu’est-ce que la jeunesse africaine reproche à l’ancienne puissance colonisatrice? Le maintien des bases militaires françaises dans quatre pays africains (Djibouti, Côte d’Ivoire, Gabon, Sénégal) alors que le général de Gaulle demanda et obtint le départ des soldats américains après la libération de la France, le franc CFA fabriqué à Chamalières (France) et contrôlé par la France mais jamais utilisé en France, l’habitude prise par la France de parler au nom des pays africains à l’ONU, l’immixtion de la France dans les affaires internes des pays africains (crise post-électorale de 2010-2011 au cours de laquelle l’armée française bombarda la résidence présidentielle et des camps militaires ivoiriens), le soutien des gouvernements français successifs à des dictateurs africains et à des pouvoirs dynastiques (Gabon, Togo, Tchad), le deux poids, deux mesures ou l’indignation sélective à propos des coups d’État et des mandats sans fin (on ferme les yeux sur le coup d’État en Guinée, au Gabon et au Tchad mais on condamne celui du Mali, du Burkina et du Niger), le pillage des ressources naturelles sans une contrepartie significative pour les pays qui produisent ces richesses (le Niger, dont l’uranium a longtemps été exploité par l’entreprise Areva devenue Orano, est considéré comme l’un des pays les plus pauvres au monde).
Sur le site internet de l’OIF, il est mentionné, entre autres, que l’organisation “s’efforce de promouvoir un dialogue apaisé et de favoriser des relations pacifiques entre les pays membres”. Seul un dialogue apaisé mais honnête et sans langue de bois peut aider les francophones à comprendre ce que certains appellent le sentiment antifrancais.
Ce dialogue commence par la lecture de certains ouvrages tels que “L’empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique” (Paris, Seuil, 2021) écrit par Thomas Deltombe, Thomas Borrel, Amzat Boukari Yabara et Benoît Collombat. Pour les auteurs, l’Afrique n’a pas besoin de tuteur.
Je conseille aussi l’interview de Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux Nations Unies. Dans cette interview, accordée le 2 août 2023 à Euractiv, Araud estime que la cause profonde du coup d’État au Niger est avant tout celle d’une relation « incestueuse » que la France a entretenue avec l’Afrique ces soixante dernières années, ancrée dans une certaine forme de « néocolonialisme ». Pour Araud, la jeunesse africaine est révoltée contre la France et les gouvernements africains, perçus comme incompétents, corrompus et soumis à la France. Si l’ancien ambassadeur salue le succès de l’opération Serval (2012-2013), il regrette en revanche que l’armée française soit restée car “toute armée libératrice devient, après un certain temps, une armée d’occupant”. Il prône la fermeture des bases militaires françaises au Niger et ailleurs parce que “le fait d’avoir des bases militaires indique que l’on veut se mêler des affaires africaines”.
Je recommande enfin la discussion à bâtons rompus entre Laurent Bigot et Alain Juillet. Le premier fut ambassadeur au Sénégal et est connu pour son franc-parler. Il fut limogé du Quai d’Orsay (ministère des Affaires étrangères) en 2013 par Laurent Fabius pour avoir prédit la chute du dictateur Blaise Compaoré. Quant au second, il eut à s’occuper de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE). Tous deux préconisent que leur pays traite les Africains comme des égaux, qu’il renonce à faire les choses à la place des Africains et qu’il recrée du lien avec l’Afrique en facilitant, par exemple, l’obtention du visa français pour les Africains désireux de poursuivre leur formation en France. Bigot et Juillet conseillent surtout à leur pays de cesser d’accuser les autres pour se remettre en question.
Peu avant sa mort, Jacques Chirac faisait remarquer qu’une grande partie de l’argent qui se trouve dans le porte-monnaie des Français provient de l’exploitation depuis plusieurs siècles des Africains, que le bon sens et la justice commandent la restitution aux Africains de ce qui leur a été pris et que la France doit agir urgemment si elle veut éviter que sa relation avec ses ex-colonies ne connaisse des convulsions. Tous les revers qu’a essuyés la France en Afrique ces dernières années montrent que l’avertissement de Chirac a été ignoré par ses successeurs.

Jean-Claude Djéréké

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