Côte d’Ivoire : Pourquoi les universitaires se taisent-ils ? Sortiront-ils de leur sommeil ?

Ils ne se sont pas prononcés sur le troisième mandat anticonstitutionnel de Dramane Ouattara qui fit des blessés et des morts en octobre 2020, ni sur le maintien en prison pendant 13 ans de civils et militaires ayant défendu les institutions de la République, ni sur l’arrestation et la détention arbitraires de l’activiste Pulchérie Gbalet le 22 août 2022, ni sur le détournement de l’argent public (des centaines de milliards de francs CFA) par des fonctionnaires proches de Ouattara, ni sur la répression des meetings et manifestations organisés par les partis de l’opposition ou par les mouvements de la société civile, ni sur la destruction de certains bidonvilles (Abattoir, Washington, Gobelet, Gesco et Boribana) sans que les familles déguerpies n’aient été relogées. En 2011 déjà, ils étaient restés muets sur l’ingérence de la France qui se solda par un bombardement de la résidence présidentielle par l’armée française lors de la crise post-électorale.
Pourquoi les universitaires ivoiriens se taisent-ils? Pourquoi n’avertissent-ils pas? Pourquoi ne dénoncent-ils pas? Pourquoi ne se dressent-ils pas contre l’imposture? Pourquoi ne sont-ils pas touchés et retournés par la souffrance de leurs compatriotes? Pourquoi ne bougent-ils pas? Ne se rendent-ils pas compte que “tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter ou à rire” (cf. Paul Nizan, “Les Chiens de garde”, Paris, Rieder, 1932)?
C’est à dessein que j’utilise ici le terme “universitaires” car on ne peut pas appeler “intellectuel” celui qui se “réfugie dans le « petit monde » académique, où il s’enchante lui-même de lui-même, sans être en mesure d’inquiéter qui que ce soit en quoi que ce soit” (Pierre Bourdieu, “Contre-Feux 2”, Raisons d’agir, Paris, 2001), celui qui “travaille dans la subordination aux politiciens et aux marchands, même brutaux et incultes, celui dont le projet n’est pas la recherche de la vérité, ni la résolution, au moyen de la théorie et de l’action raisonnée, des problèmes que la vie lui impose autant que les relations avec les autres, celui qui veut s’intégrer dans les réseaux administratifs, entrer dans les circuits où se stockent et se redistribuent les biens rares, les honneurs et les plaisirs” (cf. F. Eboussi Boulaga, ‘L’intellectuel exotique’,  dans “Politique africaine”, Année 1993/51, pp. 30-31).
Notre pays n’aurait-il produit, ces quinze dernières années, que des “parasites, des superflus ou des pseudo-intellectuels” (cf. Eboussi, Ibidem, p. 32)? La question mérite d’être posée car il n’en fut pas toujours ainsi. Dans les années 1980 et 1990, en effet, le Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (Synares) était à la pointe du combat contre le parti unique qui voulait obliger tout le monde à voir et à réfléchir comme Houphouët-Boigny. Des gens comme Marcel Etté, Harris Memel Fotê, Barthélemy Kotchy, Charles Nokan, Francis Wodié, Bernard Zadi Zaourou, Raymond Koudou Kessié, René Degni-Segui, Simone Gbagbo, Séry Bailly, Philippe Djangone n’avaient pas peur de mouiller le maillot pour que la justice et la liberté triomphent dans notre pays.
Il est vrai que le régime policier et dictatorial instauré par Ouattara n’a pas permis aux syndicats de jouer pleinement leur rôle mais toute personne honnête reconnaîtra que plusieurs universitaires ont embrassé la mangecratie et choisi de faire passer leurs intérêts avant ceux de la collectivité et c’est ce qui fait la différence entre eux et les universitaires du Sénégal. En effet, dès que Macky Sall décida que l’élection présidentielle ne se tiendrait plus le 25 février, comme cela est prévu dans la Constitution mais en décembre 2024, les membres du Collectif des universitaires pour la démocratie (CUD), un groupe qui compte plus de 200 membres, montèrent au créneau pour désavouer le président sénégalais. Ce qui est encore plus intéressant, c’est lorsque ce Collectif affirme “s’engager à mener la lutte aux côtés de toutes les forces vives de la nation et veut saisir cette occasion pour appeler à la mise en place d’un Front républicain regroupant tous les organismes investis dans le combat”.
Le Sénégal et la Côte d’Ivoire sont d’anciennes colonies françaises. Ces deux pays ont copié beaucoup de choses faites en France. Or, en France, rares sont les intellectuels qui se désintéressent de la chose politique, ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne où les intellectuels ont toujours eu tendance à se tenir à l’écart de la vie politique” (cf. Alfred Grosser, “La démocratie de Bonn”, Paris, Armand Colin, 1958). Pour sa part, René Rémond note que, “en France, chaque parti a ses bons intellectuels qui lui font oublier les mauvais”. Il ajoute: “L’intellectuel jouit d’un prestige particulier. Son intervention dans la vie politique est tenue pour naturelle, même sollicitée. Ce qui ailleurs serait réputé confusion des plans est ici admis comme légitime “(cf. R. Rémond, ‘Les intellectuels et la politique’, “Revue française de science politique”, Année 1959/ 9-4/ pp. 860-880).
Les universitaires ivoiriens sortiront-ils bientôt de leur sommeil pour reprendre le combat là où ils l’avaient laissé? C’est ce que laisse entendre la déclaration faite le 23 février 2024 par le professeur Nyamien Messou qui fut secrétaire général du Synares pendant 23 ans. Il assure que les membres du Synares ne vont pas se renier et que le syndicat “restera égal à lui-même au sortir de ce 8e congrès ordinaire qui marquera un nouveau départ. “Ce départ permettra au mouvement syndical universitaire de se pencher sur les sujets d’intérêt national, y compris les dossiers politiques parce que ce qui arrive à l’État et au pays nous concerne comme cela a été le cas notamment en 2002 lorsque le pays a été confronté à une rébellion armée politique. À cette époque, en effet, on s’en souvient, le Synares avait pris fait et cause pour l’État de Côte d’Ivoire attaqué”, ajoute-t-il.
Le Synares a intérêt à retrouver son courage et sa détermination, non seulement parce que le pays se meurt mais parce que l’intellectuel, un homme parmi les hommes, “ne contemple pas la société du haut de sa science” (P. Bourdieu).

Jean-Claude DJÉRÉKÉ

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