Saint-Sylvestre tragique à Abidjan: l’heure des questions

Soixante morts, des dizaines de blessés, dont certains très graves. Que s’est-il vraiment passé à Abidjan lors de cette nuit de la Saint-Sylvestre qui devait marquer l’entrée de la Côte d’Ivoire dans une ère de renouveau, selon les souhaits de son président Alassane Ouattara? Les services de sécurité ont-ils été à la hauteur? Et, question subsidiaire, le pays est-il en état de bon fonctionnement comme ne cessent de le répéter les autorités ivoiriennes?

Des secours trop tardifs

Selon le présentateur du journal de la RTI (Radio-Télévision Ivoirienne), le drame s’est joué vers 3 heures du matin, heure à laquelle les secours ont vraiment commencé à être efficients. Ali, un rescapé, situe l’heure de la tragédie vers 1h20 mn, une demi-heure après la fin du feu d’artifice qui avait ébloui des dizaines de milliers de personnes.

«La foule qui quittait le quartier du Plateau a été effrayée par une bande de jeunes arrivant en sens inverse avec une attitude menaçante, raconte t-il. Les premiers rangs se sont arrêtés. Les gens criaient partout. Derrière moi, ça poussait. J’ai été soulevé de terre puis j’ai commencé à tomber. Mon pied était coincé et il allait se casser quand un monsieur m’a tendu la main. Il m’a tiré et m’a sauvé».

Il affirme avoir ensuite couru pour alerter des «corps habillés» (policiers) qui, à quelques centaines de mètres de là, veillaient sur un concert finissant, tranquillement assis, ignorants du drame.

Il était 1h40mn et les secours avaient déjà dû être alertés par d’autres canaux. Le colonel Issa Sacko, patron des pompiers d’Abidjan, affirme avoir été prévenu à 2h10mn. Les secours, qui se trouvent à dix minutes du lieu de la tragédie, ne sont arrivés selon des témoins que quelques minutes avant 3h. Selon l’Agence Ivoirienne de Presse, il s’est écoulé près de deux heures entre la bousculade et le moment où les victimes ont été secourues.

Des policiers absents

Hamed Bakayoko, le ministre de l’Intérieur, affirme avoir mobilisé cinq mille policiers pour sécuriser Abidjan durant cette nuit de la Saint-Sylvestre. Lors de ses voux de nouvel an, il les avait engagé «à plus de rigueur dans l’exercice de leur fonction», les exhortant «à plus de professionnalisme et à bannir les mauvaises pratiques telles que le racket».

Or, selon les témoins, il n’y avait aucun policier présent à l’endroit de la bousculade. Où étaient-ils ? Et pourquoi personne n’a tenté d’arrêter la horde sauvage venue d’un quartier périphérique qui a semé la peur dans les rangs des paisibles spectateurs du feu d’artifice. Des voyous qui ont ensuite dépouillé les victimes de leur argent et de leurs téléphones portables.

Quant aux pompiers, ils ont une longue tradition de retard à l’allumage et selon l’expression ivoirienne, ils ne sont souvent que des «médecins qui arrivent après la mort» qui n’a pas changé depuis l’époque Gbagbo.

Le pays reste désorganisé

Cette tragédie, qui reste un accident difficilement prévisible, illustre cependant les difficultés rencontrées par Alassane Ouattara à remettre le pays en bon état de marche:

«L’administration ne suit pas, raconte un patron de PME française. L’état n’a pas d’argent pour nous rembourser les crédits d’impôts qu’il nous doit. Les anciennes pratiques de corruption et de racket n’ont pas disparues. Les nouveaux arrivants qui ont pris le pouvoir sont encore plus voraces que leurs prédécesseurs. Et tout aussi désordonnés. Les pro-Gbagbo, qui sont encore nombreux, traînent des pieds. On ne peut pas construire un pays en dressant une partie de ses habitants contre l’autre. Ça ne marche pas et le climat pour les affaires reste difficile.»

Des lendemains qui ne chantent pas encore

Pourtant, Alassane Ouattara continue à annoncer des lendemains qui chantent.

«La Côte d’Ivoire a devant elle "des possibilités comme rarement" elle en a connu», a-t-il lancé lors de ses voeux de nouvel an, assurant que les Ivoiriens bénéficieraient bientôt des retombées de la croissance retrouvée et des chantiers engagés.

Et il continue à suivre avec obstination la ligne de conduite qu’il s’est fixée: la recherche de la cohésion nationale «ne peut se faire au détriment de la justice et de la lutte contre l’impunité».

Si huit figures du régime déchu viennent d’être libérés, des dizaines de pro-Gbagbo restent détenus sans jugement depuis plus de dix-huit mois pour des faits liés à la crise postélectorale.

L’opposition et des ONG internationales dénoncent une «justice des vainqueurs», aucune personnalité du camp Ouattara n’ayant encore été poursuivie alors que certains soutiens du pouvoir actuel sont soupçonnés de crimes commis lors des événements de 2010-2011.

Dominique Ouattara, la grande prêtresse des réjouissances

Pour convaincre les investisseurs étrangers que la Côte d’Ivoire est de retour, Ouattara multiplie les opérations de prestige comme cette opération «Abidjan, perle des lumières», débutée à la mi-décembre avec en apothéose le feu d’artifice du 31.

C’est son épouse, la française Dominique Ouattara, préposée aux oeuvres de charité à grand spectacle, qui s’est mise aux manettes en illuminant un gigantesque sapin numérique haut de 30 mètres, pour un poids de 5 tonnes. Le quartier du Plateau s’est embrasé de milliers de figurines lumineuses, de paquets cadeaux et de sapins brillant de mille feux.

Un spectacle éblouissant qui, chaque nuit, provoque l’émerveillement de nombreux habitants venus de quartiers périphériques. La facture de ces illuminations à grand spectacle, confiée à la société SUNU, de droit luxembourgeois, gérée par un Sénégalais, se chiffre en centaines de millions de Francs CFA. Mais, au diable l’avarice :

«Ces lumières illuminent le cour des Ivoiriens et symbolisent la renaissance de la Côte d’Ivoire», s’enthousiasme la Première Dame.

Abidjan ainsi éclairée, c’est le signe du «renouveau, l’image d’une Côte d’Ivoire que nous voulons brillante et belle».

Une Côte d’Ivoire à deux vitesses

Mais cette opération ne fait pas que des heureux car l’intendance de la CIE (Compagnie Ivoirienne d’Electricité) ne suit pas toujours. Quand les climatiseurs tournent à plein régime (la température atteint 34 degrés certains jours), des quartiers de la capitale économique subissent des baisses de tension et même des délestages qui plongent les habitants dans le noir, la chaleur et les moustiques.

«Moi je ne sais pas ce qui se passe, on dit y a lumière à Abidjan mais nous ça ne nous touche pas aussi! Dès qu’il est 19h, on coupe courant chez nous ici jusqu’à 22h au moins, et c’est comme cela tous les jours depuis qu’ils ont commencé leur jeu de lumière là», lâche dépité un jeune travailleur du port d’Abidjan qui habite un quartier situé à la sortie est de la capitale économique.

A Treichville Biafra, non loin du pont Général De Gaule illuminé de mille lumières, Fousséni ne cache pas son ras-bol :

«Moi-même j’ai voté pour le Président Ouattara mais ce n’est pas ce qu’il nous avait promis ! On ne peut pas rester toute la nuit sans courant chez nous pour éclairer un pont (allusion faite au pont De Gaulle qui scintille). Je vous jure que je suis déçu quoi!».

La mascarade Chris Brown

Autre facture à régler, celle des Kora Awards, les oscars de la musique africaine, une cérémonie qui traîne une lourde réputation de désorganisation dans tous les pays où elle se déroule. Prévue à Abidjan le 29 décembre, elle a tourné au fiasco total. Ses organisateurs avaient pourtant fait un grand «boucan» autour de la venue de Chris Brown, l’Américain star de la pop music, lauréat du prix de la Diaspora des Etats-Unis.

Cerise sur le gâteau, l’artiste devait débarquer avec sa compagne Rihanna, la star mondiale. Il a commencé par refuser de monter dans l’avion de location qui lui avait été envoyé pour l’acheminer, lui et sa suite, à Abidjan. Au motif surréaliste, selon son manager, que l’appareil ne comprenait que 14 places, dont 4 réservées aux pilotes. Il en manquait donc deux pour permettre au chanteur, à son staff, et à Rihanna, soit douze personnes, d’embarquer.

Il est finalement arrivé à Abidjan avec 24 heures de retard, provoquant le report d’une journée de la cérémonie d’ouverture. Sur place, il devait assurer deux shows. Mais, fâché devant le vide intersidéral des deux lieux de spectacle où il devait se produire, il a refusé de chanter. Et pour cause, de nombreux artistes, invités eux aussi, avaient plié bagages après le report de la cérémonie, et au stade Houphouët-Boigny, le prix des places (jusqu’à 1500 euros) avait découragé les spectateurs.

Avec le flop des Kora Awards, le week-end de la Saint-Sylvestre avait mal commencé à Abidjan. Il s’est terminé dans la tragédie. Alassane Ouattara , qui a décrété trois jours de deuil national et promis des enquêtes, a encore beaucoup de pain sur la planche pour remettre le pays dans le droit chemin.

Philippe Duval, avec Ciryl Gnantin à Abidjan in slateafrique

Sat, 05 Jan 2013 20:34:00 +0100

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