Culture et Education sont les clées de la modernisation africaine

La Culture telle qu’énoncée avec une majuscule ici implique plus qu’une fierté patriotique sauvage du genre « impossible n’est pas camerounais ! » Seuls les référents de la grande Culture citoyenne sont garants d’une identité nationale forte au-delà du régionalisme et du tribalisme sauvage qui empoisonne l’Afrique noire. C’est elle qui ferait de la diversité tribale une unicité citoyenne. C’est elle qui réunirait les différences sous un même projet citoyen. Aujourd’hui, par exemple, si nous nous posons la question de l’identité culturelle au Cameroun, en Côte d’Ivoire ou au Congo, nous n’aurons aucune réponse cohérente, alors que c’est dans la culture qu’il faudrait puiser les ressources référentielles d’une construction identitaire citoyenne. C’est la culture qui aiderait à répondre à la question suivante : qu’est-ce qui fait de vous un Camerounais, un Ivoirien, un Togolais, un Tunisien,…? Elle ferait la fierté d’un village, d’une région, d’une ville et ultimement d’une nation. Il faudrait donc des projets – au-delà de la représentativité tribale – pour élever les multiples cultures régionales et tribales au plan national et citoyen. Il faudrait créer des stratégies de représentation ‘transtribalistes’, car c’est par la construction d’une culture nationale métissée des différences que le tribalisme sera vaincu, et que cette gangrène cancérigène formée de stéréotypes sauvages qui polluent encore les relations humaines en Afrique noire sera percée pour de bon. Si le projet de l’Ivoirisation des cadres en Côte d’Ivoire dans les années soixante-dix avait servi à créer une culture citoyenne, les Ivoiriens d’aujourd’hui n’auraient pas permis qu’un dictateur occupe avec force le palais de la république, ou que des rebelles divisent le pays en deux. Ils les auraient chassés au nom de la citoyenneté, comme en Égypte et en Tunisie, car la citoyenneté n’est pas régionale, ethnique ou raciale, elle ne serait pas été limitée à des discours de ‘nous’ versus ‘eux’ comme cela est souvent le cas dans ce type de conflits. Cette binarité primaire aurait disparu. Et les Ivoiriens parleraient de la nation, de leur citoyenneté culturelle comme le reflet d’une construction pragmatique de leurs différences. Il faut donc urgemment construire cette identité en Afrique noire aujourd’hui.
En effet, c’est urgent car dans un pays africain comme le Cameroun, avec sa constitution tribale plurielle assez particulière et en l’absence d’une identité citoyenne, les institutions démocratiques ne peuvent être les seules garantes d’un état démocratique, mais d’une démocratie fondamentalement démographique et tribaliste. Ainsi, les groupes tribaux à forte démographie seront ceux qui occuperont le pouvoir Ad Vita Æternam puisque le sentiment de la culture nationale – et même d’une identité nationale – est encore inexistant. Le tribalisme, une fois de plus, viendra s’interposer entre les hommes et vaincra la citoyenneté et la démocratie car les Africains ont pour coutume de voter pour le diable qu’ils connaissent et non pour l’ange auto-proclamé qui vient d’une tribu qu’ils ne connaissent pas, ne veulent pas connaître et avec lequel ils n’ont jamais eu de rapports citoyens. Ils votent pour le cousin et non pour son projet. Ils votent pour un nom et non pour l’idée que défend le nom, une loyauté aveugle à la tribu et non à un projet politique pour la nation.(2)
Pour moderniser les mentalités, il faudrait donc que les Africains soient un plus inventifs. Il faudrait qu’ils se rapproprient les processus démocratiques, mais surtout la notion même de démocratie qui n’est pas innée mais un construit en soi. Il faudrait qu’ils arrivent à produire des démocraties contextualisées, localisées, ‘rappropriées’ à la réalité de chaque village, de chaque ville et de chaque situation nationale. En réalité, ce que j’essaye de soutenir est qu’il n’est plus admissible, en cette aube du 21ème siècle, que des nations africaines continuent à copier leurs modèles de gouvernance ou systèmes politiques sur des bases exclusivement occidentales. Il est inadmissible et honteux d’avoir des élus africains incapables de produire des idéologies démocratiques éthiques – c’est à dire des systèmes populaires d’une représentativité intégrative et adaptée au contexte à la fois historique, sociodémographique et culturel de leur nation.
L’Afrique mérite aujourd’hui, plus que jamais, une éthique politique affirmée par chacun de ses enfants, pas une complaisance démocratique. La démocratie africaine reste à inventer. Nous parlons ici d’une Africanité renouvelée, porteuse d’une identité éthique, nationale et citoyenne. Ce constat est particulièrement vrai pour tous les pays africains car la post-colonie n’a pas autorisé la construction de « nations citoyennes » en Afrique, et les Africains sont restés des « non citoyens » et des membres d’une tribu ou d’une région dans ces états postcoloniaux de non-droit. La Chine se développe aujourd’hui et ses citoyens entrent dans la modernité socioéconomique avec l’imparfait d’un modèle politique qu’il vaut la peine que les Africains étudient sérieusement, non plus pour en recopier le système, mais pour s’en inspirer pour créer leur propre modèle. Au-delà des dichotomies binaires communisme/capitalisme, Est/Ouest ou Nord/Sud, il y a des marges propres que plusieurs nations africaines pourraient se rapproprier pour construire une citoyenneté nationale, car la démocratie à l’Occidentale n’est pas un lieu d’exclusive sainteté garantie dans un livre saint universel. Il existe de profondes inégalités sociales dans les plus grandes démocraties du monde, en commençant par les États Unis d’Amérique, la France, l’Empire Britannique ou l’Inde qui, hélas, ne sont pas dépourvus d’injustice.

tunisieAinsi, la démocratie à l’occidentale n’est une rose transgénique sans épines, car elle ne fait pas de la représentativité des différences un objet idéal, a priori. Au contraire cette forme de démocratie, dans plusieurs contextes africains, sert à créer des exclusivités et à renforcer des inégalités tribales. Les pays africains ont urgemment besoin de visionnaires pour sortir l’Afrique de la mimésis coloniale sur lesquels les systèmes de gouvernance sont calqués ! L’Occident d’ailleurs, les Africains doivent enfin le comprendre, n’a plus le statut moral du modèle universel de la démocratie. Au nom de la démocratie occidentale, des Palestiniens continuent de mourir tous les jours depuis plus de 60 ans et des générations d’enfants, des innocents qui n’ont pas demandé à naître Palestiniens, n’ont pas les possibilités de voir au-delà des murs de la honte qui les confinent dans un territoire sans horizon, sans ouverture sur le monde. Les Chiites de l’empire arabe du Bahreïn meurent aussi depuis un moment sans que l’Occident lève le petit doigt, tout comme les Syriens. Dans le même temps, au moment où j’écris ces notes, des milliards de dollars de bombes détruisent la Libye tous les jours quatre trois mois, au nom des pseudo principes démocratiques, une démocratie pétrolière déguisée derrière l’appât du gain. L’Occident a perdu son statut moral et ce n’est pas son modèle démocratique que les Africains devraient suivre, mais plutôt inventer une gouvernance éthique et contextuelle. Si éthiques nous sommes nés, éthiques nous devrions aussi grandir puisque seule cette forme de démocratie permettrait la modernisation et l’évolution des mentalités chez l’homme africain. Pour cela, pour avoir la vision nécessaire, en dernier lieu, l’Éducation devient l’ultime porte de sortie, LA condition sine qua none de toutes ces conditions de possibilité énoncées à travers les quelques lignes de ce texte.

J’écris aussi l’Éducation avec une majuscule pour dire que ce n’est pas parce que l’on est sorti d’une grande école ou d’une université occidentale que l’on est forcément éduqué. Ici, le sens que je donne à l’Éducation est bien plus que celui de savoir disserter. Il est plutôt le fondement primaire d’une modernisation intellectuelle sur les plans nationaux et collectifs. C’est en effet par l’Éducation qu’une nation vaincra la corruption des mentalités tribales. Sans des êtres véritablement munis d’une Éducation forte, une nation ne pourrait survivre.
Concrètement, en tant que membre d’une diaspora constructive, la question qu’il faudrait se poser est de savoir ce que, individuellement, chacun pourrait faire pour la Culture et l’Éducation de ses concitoyens. Ainsi, quelque soit nos métiers (plombier, maçon, professeur, assistant social, ingénieur, …), on pourrait participer à éduquer nos compatriotes et, se faisant, à élever la perception de leur identité citoyenne. On pourrait instruire nos compatriotes avec nos connaissances respectives. Un maçon pourrait s’associer avec des maçons, pas seulement de son village natal mais de tous les villages de son pays, pour partager de nouvelles pratiques en maçonnerie. La diaspora pourrait aider ses compatriotes à mieux cerner les multiples facettes du charlatanisme et autres pratiques sauvages et de non-droits qui se retrouvent dans tous les coins des métropoles et villages Africains. On pourrait leur dire que la rationalité de ces pensées est caduque, car s’il s’agit de devenir riche, le charlatan, le sorcier ou tout autre voyant-pasteur auto-éclairé qui déclare détenir des pouvoirs mystérieux, mourra pauvre lui-même : il n’est qu’un escroc ! Surtout, on pourrait leur dire que le monde est à bâtir, que son existence, sa matérialisation dépend de ce que l’on en fait, de notre travail. Travailler, c’est intellectuel et c’est manuel. Il n’y a pas d’autres issues car les résultats d’un travail ne tombent JAMAIS du ciel grâce aux prières d’illuminés évangélistes charismatiques qui sèment l’ignorance et la stupidité collective en Afrique noire, comme l’analyse d’Awazi M. Kungua le montre si bien dans son récent livre. (3) La modernisation des mentalités demande de travailler pour participer à son édification car celle-ci ne tombe pas du ciel mais est l’œuvre des hommes. Il faut travailler avec nos mains et notre tête pour construire l’Afrique aujourd’hui. Ce n’est pas en brandissant des slogans à Paris, à Washington ou à Ottawa que l’on fera ce travail.
En tant que membre d’une diaspora constructive, on doit travailler pour inculquer l’esprit du travail bien fait dans nos pays respectifs. On doit démontrer, dans nos partages de la connaissance avec nos citoyens, que seul le travail bien fait est garant d’une modernisation collective, d’une production des institutions démocratiques et d’une justice sociale, car tout le monde y gagne, incluant celui qui le réalise. On pourrait démontrer – à la place de faire des gros titres – que c’est ainsi que les pays riches se sont développés, par le travail, le travail bien fait avant tout. On ne servirait mieux un tel parce qu’il est Bété, Douala, Tutsi ou Zandé, mais parce qu’il aime son travail, qu’il le fait bien.

manifcamSi les membres des diasporas africaines peuvent travailler et aimer leur travail dans des pays développés, comment ne seraient-ils pas capables de transmettre cet esprit à leurs compatriotes ? Éduquer est égal à la formation d’une civilisation citoyenne. Éduquer est aussi lutter de manière directe contre la corruption systémique devenue presque culturelle en Afrique et au Cameroun en particulier.(4) Ainsi, en inculquant l’idée que tout le monde gagne avec un travail bien fait par exemple, on ne donnera plus un bakchich à ce policier qui nous arrête parce qu’il manque un clignotant à notre voiture. On ira plutôt payer une contravention à la caisse de la nation et on fera réparer le clignotant ensuite, donnant ainsi un salaire au mécanicien, qui, ensuite ira payer ses impôts, etc. Élémentaire vous me direz, mais fondamental à rappeler dans le contexte de plusieurs pays africains. Souvenez-vous du déclic de la « Révolution de jasmin » en Tunisie dont, en réalité, le prélude vient du refus d’un jeune vendeur de rue à participer à la corruption d’un policier. Comme le dit si bien le philosophe Eboussi Boulaga dans son discours ironique au Camerounais en 2009, «la plupart d’entre nous sont des mécontents. Il ne s’ensuit pas que nous voulions le changement. Il faut dire plus : la plupart ne veulent pas changer. Notre modèle est le chauffeur de taxi qui n’aimerait pas se trouver devant des policiers devenus subitement tous intègres. Il lui faudrait avoir une voiture en bon état continuellement, avoir ses papiers en règle, etc. Tout cela lui paraît plus insupportable que d’avoir à glisser quotidiennement quelques billets de cinq cents francs à ceux qu’il traite de tous les noms. »(5) Les membres de la diaspora peuvent jouer un rôle primordial pour changer cette mentalité « d’On va faire comment ? » qui habite naturellement tous les Camerounais.

Avec l’Éducation, je referme ainsi ma réflexion sur la construction d’une identité citoyenne forte et j’invite les Africains, particulièrement ceux qui portent des pancartes en terre étrangère, à visiter d’autres pays africains qui s’en sortent. L’Afrique du Sud est un de ceux-là, le Maroc aussi vient de faire un pas vers une autre forme modernité. Même des pays comme le Nigéria auraient fait des pas de géant en créant quelques modèles, quoiqu’encore imparfaits, mais adaptés à leurs contextes sociodémographiques particuliers. Il faudrait tourner les yeux vers ces modèles-là. Par exemple, en Afrique du Sud, la Culture nationale est en train de construire une mentalité citoyenne forte au-delà d’une tribalisation politique. Nelson (Rolihlahla) Mandela et Thabou Mbecki, les deux premiers présidents successivement élus, deux Xhosas, ont passé le pouvoir à un Zulu, orphelin, fils de berger, non-intellectuel mais éduqué, Jacob Zuma. Grâce à l’Éducation, grâce à une modernisation des mentalités, grâce à l’édification d’une éthique politique citoyenne, les services publics fonctionnent en Afrique du Sud et la mentalité tribale disparaît petit à petit, laissant la place à une culture citoyenne qui gagne les esprits et aide à produire de nouvelles classes sociales.

De Martin Luther King Jr, nous aurons compris qu’il était indispensable que les hommes apprennent à vivre ensemble sinon ils allaient se suicider et mourir ensemble. Cette vérité est tout à fait vraie pour tous les pays africains, avec leurs peuples tribaux à qui on a toujours dit qu’ils étaient tous beaux et riches, les plus forts et les plus intelligents. Il faut reconstruire cette « culture » citoyenne forte, afin que les Africains apprennent véritablement à vivre ensemble. Il faut développer un sentiment de la nation au-delà du tribalisme. Vivre ensemble de manière éthique reste le seul salut de l’Afrique de demain.boulouebanda1

Source : http://muna-bonabedi.blogspot.com/2011/07/pour-une-diaspora-africaine.html

Ps : L’auteur est Professeur agrégé en Sciences de la communication et de l’information, spécialiste des Études culturelles et Directeur de recherche au Laboratoire des médias audiovisuels pour l’étude des cultures et des sociétés à l’Université d’Ottawa (www.lamacs.uOttawa.ca)

(1) La Révolution tranquille québécoise a été un mouvement à la fois politique et intellectuel qui permît aux francophones du Canada de se doter des institutions étatiques (financières, juridiques et éducatives) dans le but non seulement de garantir la survie de la culture française en Amérique du Nord, mais aussi de permettre aux francophones québécois de contrôler leur avenir. Pour en savoir plus voir Gérard Tremblay, La révolution tranquille. Sainte-Anne-de-Beaupré : La Revue Sainte-Anne (1999).
(2) Un article brillamment écrit par Alexandre Arsène Bell, Secrétaire général de l’organisation d’émancipation sociale ‘Citizen’, illustre assez bien ce constat. (Voir http://journalducameroun.com/article.php?aid=9052)
(3) Voir Benoit Awazi Mbambi Kungua. De la postcolonie à la mondialisation néolibérale. Radioscopie éthique de la crise négro-africaine. Éditions l’Harmattan : Paris (2011)
(4) Voir le surprenant article paru dans Cameroun Tribune, le journal de l’État, qui dénonce la corruption des agents de l’administration publique à travers les propos d’un ministre des Finances en ces termes : « A la vérité, une autre explication pourrait bien compléter celles données par le ministre des Finances. C’est la corruption qui infeste le Cameroun. Des réseaux de corruption ont pris le contrôle de certaines administrations publiques. Des fournisseurs et prestataires, en véritables rapaces, écument les couloirs et cabinets des décideurs. Ils jonglent avec les bons de commande et se gavent de lettre-commande, pour des services plus souvent fictifs mais validés et payés. » (http://www.cameroon-tribune.cm/index.php?option=com_content&view=article&id=62086:paradoxe-camerounais&catid=20:editorial&Itemid=2)
(5) Voir l’article Fabien Eboussi Boulaga : "Gérer la routine" dans Jeuneafrique.com http://www.jeuneafrique.com/Articles/Dossier/ARTJAJA2614p020-027.xml2/

Wed, 01 May 2013 22:39:00 +0200

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