Violences à DUÉKOUÉ: Comprendre pour mieux agir

Si le « cas Duékoué » choque aujourd’hui la conscience humaine et préoccupe toutes les organisations politiques et civiles aussi bien en Côte d’Ivoire qu’à travers le monde, bien peu savent adéquatement ce qui explique cette situation. Certains n’en n’ont que des clichés idéologiques livrés par quelques politiques ou journalistes, quand d’autres ne s’en tiennent qu’à des explications lapidaires ou partielles livrées par des « experts » des droits de l’homme.
Un principe de la culture (wê) de Duékoué demande qu’un homme ne pleure pas ses morts aussi longtemps et à haute voix comme une femme. Il doit vite sécher ses larmes, organiser dignement les funérailles et veiller sur le reste de la famille. Fils de cette région et philosophe des droits de l’homme, mon devoir et mon acte, à travers la présente contribution, visent à éclairer « objectivement » les bonnes volontés qui voudraient comprendre cette situation afin de mieux nous aider à sauver ce qui peut encore l’être de mes parents ou de ma région. Pleurer secrètement et silencieusement, mais dignement ; travailler à veiller sur le reste de mes parents et à éveiller leur conscience, tel est l’enjeu de cette « froide » analyse.
Pourquoi donc tant de violences et de conflits à Duékoué ?
Avant de l’expliquer dans les détails, je voudrais sans détour donner ma/la réponse à cette question : « Duékoué est, de par sa géographie, son histoire, son économie, sa vie politique et culturelle, la partie qui contient le tout de la crise ivoirienne ». En clair, Duékoué renferme à elle seule tous les ingrédients du tout de la crise ivoirienne : problème identitaire, économique, religieux, culturel, ethnique, politique. Duékoué ne peut donc qu’être la somme de la barbarie que certains hommes ont exercé sur d’autres en Côte d’Ivoire depuis 2002. Même si volontairement ou involontairement on ne parle aujourd’hui que des seules violences dites post-électorales.
A l’instar du grand ouest, voire de la Côte d’Ivoire entière, le peuplement de Duékoué s’est fait, par des mouvements migratoires progressifs de populations venues aussi bien de l’extérieur de la Côte d’Ivoire (Libéria, Mali, Haute Volta, Guinée) que de l’intérieur (Baoulé, Malinké communément appelés Dioulas, Lobi). Mais les premiers habitants de cette zone et aujourd’hui considérés comme originaires de Duékoué sont les Guérés (wê), sous-groupe Krou. Hier terre « d’espérance et d’expérience de solidarité » Duékoué a accueilli dans ses forêts, toutes ces populations venues de tous les horizons et qui avaient « faim et soif ». Ces populations « étrangères » et allochtones sont installées et intégrées à Duékoué au point d’en faire « chez elle », « leur ville ». Hélas cette ville est aujourd’hui celle d’une autre expérience à double face : celle du génocide à l’ivoirienne dans lequel l’ami qu’on a hébergé devient notre bourreau ou finit par devenir notre « gibier ».
On peut déjà remarquer au passage, la similitude de peuplement entre Duékoué et la Côte d’Ivoire qui, au nom du vrai houphouétisme, était une terre d’accueil et de solidarité.
Si les voisins immédiats des Guérés sont les Yacouba de Danané et Logoualé à qui on les confond maladroitement souvent, leurs vrais « alliés » et « parents culturels » sont les Bété avec qui ils partagent le groupe Krou avec les Wobé, Neyo, Dida, Nianboua, Godié et Kouya. Alors qu’il est possible de trouver quelque parenté entre les langues Bété et Guéré, cela reste difficile voire impossible entre Yacouba et Guéré. Par contre, membres du grand groupe Mandé et membres du sous-groupe Mandé du sud, les Yacouba sont culturellement plus proches des Malinkés pour la plupart musulmans. Ce n’est pas par hasard si une plaisanterie bien connue à l’ouest dit que « lorsqu’un Yacouba vieillit il devient musulman ». Les cas de Yacouba musulmans sont très fréquents et nombreux dans la région de Biakouma (ville du Gl. Guéi Robert).
On peut encore noter au passage la complexité des alliances culturelles et ethniques dans cette région qui fait penser à la réalité ivoirienne.
Qui plus est, une des réalités de la vie politique en Côte d’Ivoire est que les partis politiques sont implantés sur la base de l’appartenance ethnique ou culturelle de leur leader : Le PDCI pour les Baoulé, le RDR pour les malinké, le FPI pour les Bété et leur alliés Krou et récemment l’UDPCI pour les Yacouba (voir les résultats obtenus par ces partis lors des dernières élections). Cette réalité, mêlée aux récentes alliances politiques, donne une piste d’explication des conflits de Duékoué. Car si la plupart des Guéré sont militants LMP, leurs hôtes Malinké et Baoulé, bien nombreux dans la région, se reconnaissent ouvertement ou discrètement RHDP. Là encore Duékoué et sa population n’échappent pas à la réalité sociopolitique ivoirienne.
Au vu de ce bref tableau historico-culturel, comment expliquer l’ampleur de la crise à Duékoué ?
Au plan économique, les populations allogènes et allochtones, pour la plupart les Malinké et Baoulé, exploitent depuis des années, des plantations de Café et Cacao dans la région de Duékoué. Ces populations, venues des zones « arides » sont plus courageuses à travailler la terre que les autochtones Guérés. Ces derniers entretenaient au départ un système de métayage avec leurs hôtes. Mais progressivement, ils ont commencé soit à faire don, soit à louer ou à vendre leurs forêts à ces hôtes qui n’attendaient pas mieux pour s’implanter massivement et s’enrichir davantage. A l’occasion de la crise de 2002 qui a vu la partition du pays en deux, Duékoué se trouvait pour une partie dans la zone de confiance, une autre dans la zone FAFN et une dernière dans la zone gouvernementale. Cette situation a favorisé le braquage des forêts dans la région. La forêt étant devenue un business de guerre qu’on peut soit arracher de force, soit vendre à vil prix au mépris du droit foncier ivoirien inexistant en cette période de guerre ! Aujourd’hui, la réalité est que «les campements » baoulés, burkinabés ou malinkés à Duékoué sont de véritables villages. Et plus de la moitié de l’économie de la zone est aux mains des allogènes et allochtones. Au début de la crise ivoirienne en 2002 les politiques, à tort ou à raison, ont fait croire à ces populations que l’arrivée ou le maintient au pouvoir de Gbagbo conduirait à l’expropriation des terres aux allogènes et allochtones pour les réattribuer aux autochtones Guérés. Il n’en fallait pas plus pour enregistrer les premiers conflits fonciers les plus violents dans la zone. Dans la crise ivoirienne, chacun de ces groupes ethniques se bat donc pour la préservation de ses intérêts économiques. A tort ou à raison, les Guérés comptent sur le maintient de Gbagbo pour reprendre leur terre ; les Malinkés et Baoulés comptant sur l’arrivée au pouvoir du RHDP pour maintenir et accroître leur main mise sur l’économie de la région.
Au plan culturel et ethnique, les Baoulés, Malinké et Yacouba voisins se sentent plus proches du RHDP alors que les Guérés sont des militants LMP. En effet, après la mort du Gl Guéi Robert aux premières heures de la crise, il a été dit que les Guérés (à travers leurs fils, le Gl. Doué Mathias, alors CEMA) ont tué un Yacouba pour donner le pouvoir d’Etat à un Bété. Depuis lors, et au nom des alliances culturelles dont nous parlions plus haut, les Yacouba se sont rapprochés des Malinké (nombreux dans les rangs des FAFN) pour chasser Gbagbo du pouvoir et venger leur fils. L’entrée de l’UDPCI dans le RHDP trouverait là une piste plausible d’explication.

En outre, des clichés et autres stéréotypes que ces populations entretenaient déjà les unes à l’égard des autres ont fini par jouer un rôle déterminant. Pour les Baoulé et les Malinké par exemple, les Guérés sont paresseux, belliqueux, fainéants avec une hospitalité qui rime avec la bêtise. Pour les Guérés leurs hôtes sont méchants, hypocrites, égoïstes et violents. Les manipulations politiques et leurs effets ont fini par convaincre les uns et les autres de la réalité de ces stéréotypes.
Après le découpage du pays en deux, Duékoué constitue une « frontière » stratégique d’entrée des FAFN dans la zone sud. Il suffit de prendre Duékoué pour avoir directement accès au port de San-Pédro. D’où les nombreuses tentatives de prise de la ville avec leur cortège de violence.
Conscient de cette position stratégique de Duékoué et fort du soutien massif de la jeunesse guéré en quête d’emploi en ville (au lieu de travailler leur terre), le pouvoir Gbagbo a soutenu et encouragé la formation des groupes d’auto défense devenus des milices auxquelles il a été promis des poste dans la future armée ivoirienne. Ainsi, si les groupes d’auto-défense ont été une réalité à travers l’ensemble des villes et villages de la zone sud, Duékoué fut un cas particulier. Les groupes de Duékoué ne furent pas l’effet d’actions spontanées et temporaires. Ce fut de petites unités militaires bien entrainées mais finalement mal entretenues, voire abandonnées à elles-mêmes à l’occasion du DDR dont elles n’ont pu profiter. Certains éléments de ces milices s’adonnaient à un moment aux tristes activités de « coupeurs de route ». Un des affrontements ethniques (entre Guérés et Malinkés) à Duékoué avant le dernier épisode de la prise de la ville par les FRCI fut justement la conséquence instrumentalisée de ces actes de coupeurs de route.
En raison de la parenté ethnique entre Guérés Ivoiriens et ceux du Libéria, les groupes miliciens de Duékoué ont reçu le soutien de leurs frères Libériens. L’expérience avérée de ces derniers en matière de guerre civile a fini par renforcer la capacité de défense ou d’attaque des miliciens Ivoiriens. Ainsi, en raison de sa situation géographique et de la présence d’unités de milice, Duékoué fut la seule ville à avoir résisté et combattu l’avancée des FRCI. Des témoignages très concordants de résidants font état de ce que, n’eut-été le soutien très appréciable (mais alors masqué encore de la Licorne), les FRCI n’auraient pas pris Duékoué. Ayant perdu des hommes à Duékoué face aux miliciens Guérés, les FRCI et leur alliés malinkés et Baoulés déjà majoritairement implantés dans la zone ont tenu à se venger et à profiter pour régler de vieux contentieux fonciers. D’où l’ampleur des tueries lors de combats et après la prise de la ville.
Tout comme la crise ivoirienne est complexe avec des dimensions ethnique, religieuse, économique, culturelle et politique, Duékoué présente tous les ingrédients de cette explosion de la violence en Côte d’Ivoire.
Le conflit à Duékoué est aussi celui de l’identité, de la nationalité entendue comme appartenance à la nation, à la terre. Les Guéré qui font don, louent ou vendent leur terre à leurs hôtes sont paradoxalement attachés à cette terre. Le Guéré appartient à « sa terre » tout comme celle-ci lui appartient. C’est d’ailleurs pourquoi il tient toujours à inhumer son défunt sur « sa terre » et non à « l’étranger ». Hélas cette terre ne s’agrandit jamais. La même portion que mon père exploitait seul dans les années 70, il doit aujourd’hui la partager avec ses fils et petits fils ainsi qu’avec leurs hôtes. Les frictions deviennent inévitables, mais gérables tout de même. C’est donc aussi un conflit économique autour des richesses forestières de Duékoué. Les affrontements de Duékoué sont en outre ceux entre les différentes ethnies. Ce conflit est le modèle type de celui que se livre le RHDP et la LMP. Sa face la plus visible, est celle d’un conflit politique pour voir, un parti politique, un individu diriger la Côte d’Ivoire. Mais il est plus complexe et profond que cette face de l’iceberg.
Résoudre le problème de Duékoué, c’est prendre sérieusement et objectivement en compte toute ces dimensions multiples et complexes que nous venons de dépeindre. Si nous voulons vraiment aller à la réconciliation avec sincérité et justice à Duékoué, il faut aborder ces problèmes des plus simples aux plus complexes et non les noyer dans le même panier ou en oublier des facettes.
Il est beau de se jeter la responsabilité des tueries des derniers évènements ou de se faire une nouvelle guerre des chiffres macabres. Mais prenons garde, parce que les parents de la victime n’oublient jamais, surtout quand le bourreau semble faire « le gros dos ». On a beau avoir la force de son côté à un moment de l’histoire, on n’aura jamais cette force tout le temps de l’histoire. En plus, cette force ne suffira jamais pour faire disparaître tout un peuple, toute une ethnie. L’exemple des Juifs et récemment des Tutsi et Hutus le démontre clairement.
Je ne demande pas qui a tué mes parents, je pleure silencieusement (parce qu’un homme ne pleure pas à grands cris, mais aussi par peur d’être tué moi-même) en souhaitant qu’on n’en tue plus, qu’on m’aide en cela et que surtout les survivants prennent conscience de leurs erreurs et responsabilités. Je prie, comme ce poète, que Dieu m’accorde la force du pardon.

Pr. Henri BAH
Philosophe des Droits de l’Homme
Enseignant-Chercheur
Université de Bouaké

Email : bahhenri@yahoo.fr

Thu, 28 Jul 2011 01:15:00 +0200

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