Un an de pouvoir : et hop les erreurs d’Ado

Pour l’analyste des faits politiques, il est ardu de dresser le bilan d’un dirigeant, d’une politique ou d’un mandat. Les choses étant, toujours, très mitigées. Ainsi, en dépit des tumultes du double mandat FPI, le solde de la décennie est positif si l’on considère l’indice de développement humain (idh) qui est passé de 374 à 401. Mais la politique, ce n’est pas seulement les chiffres, c’est aussi l’affect. En outre, comme nous l’avons établi dans notre thèse pour le doctorat : « l’homme politique ne peut jamais être assuré de la réussite de ses échafaudages, quelles que soient la méticulosité et la planification de leur construction, car est là qui veille, l’accident qui surviendra et réduira l’entreprise à néant. Comment dans ces conditions, peut-on tenir quelqu’un pour véritablement responsable d’un échec ? Même si les politiciens s’empressent de réclamer des lauriers pour tout succès, ils n’en sont pas totalement responsables. » Tous ces facteurs font de l’établissement d’un bilan une gageure, surtout quand l’action politique est en cours. Mais il faut pourtant que les choses aient un sens. Ne serait-ce que pour pouvoir s’orienter dans l’enchevêtrement des évènements. Le compte que nous voulons tenir de cette première année du Président Alassane Ouattara n’est pas celui des menues victoires ou défaites –éphémères bilboquets– mais celui des choix erronés qui indiquent une orientation politique assumée et qui imprimeront au mandat leur estampille de réussite ou d’échec. Il s’agit de relever des décisions dont les suites prévisibles, matérielles comme symboliques, peuvent s’avérer néfastes. Ainsi, nous n’évoquerons pas ici l’action concernant l’ouest, tant la politique qui y est menée nous est, pour le moment, illisible.

La fermeture des universités

La première erreur-chronologique-du chef de l’Etat est d’avoir endossé la décision, précipitée, de fermeture des universités de Cocody et d’Abobo-Adjamé, prise par son gouvernement dans l’euphorie de la capture de l’ex-président Laurent Gbagbo. Nous avons expliqué dans ces mêmes colonnes de « L’Eléphant déchaîné » pourquoi les raisons évoquées alors comme justifiant cette fermeture étaient loin d’être convaincantes. Une mesure de containment du FPI, tel nous apparaît, depuis le début, le fondement de cette décision. Et c’est là le hic ! On ne soigne pas un panaris en se coupant le doigt.
La fermeture des universités est le type de décision dont les suites funestes sont cumulatives dans le temps. Au plan symbolique, elle ruine le crédit de progressiste du président Ouattara et présente son régime comme autoritaire et anti-intellectuel, si l’on y ajoute la volonté de récusation des acquis tels l’élection des présidents des universités, le pouvoir achève de convaincre de sa nature réactionnaire.
Au strict plan gestionnaire, en ayant congestionné quatre générations de bacheliers aux portes de l’université, le président Ouattara a créé les conditions d’une déstabilisation du système scolaire qu’il faudra plus de cinq ans à juguler. En effet, à l’ouverture, il sera face à deux déficits. Un déficit de places que ni les « réhabilitations » ni l’éventuelle augmentation des frais d’inscription (si le Conseil de l’université et les étudiants y consentent) ne pourront combler. Un déficit d’enseignants qui ne pourra être absorbé même si l’Etat devait recruter tous les Ivoiriens détenteurs d’un doctorat. Ce qui ne saurait être, puisque le ministre Gnamien Konan veille sur le ratio de la masse salariale comme sur la prunelle de ses yeux. Même si ces nouveaux enseignants devaient, comme les bouche-trous du secondaire, être payés au lance-pierre, la facture serait encore rédhibitoire pour les caisses de l’Etat. Ainsi que cela ne manquera pas d’apparaître très vite, les fameuses normes internationales de 30 étudiants par enseignants sont désormais, et pour longtemps, hors de portée de notre pays.
La qualité du capital humain est, à court et moyen terme, condamné à baisser, rendant ainsi problématique l’atteinte de l’objectif de pays émergent.

Le transfèrement de Laurent Gbagbo

Nous ne nous étendrons pas longuement sur ce point, tant la maladresse de cette initiative est manifeste. D’abord, au niveau de l’imaginaire collectif, elle accrédite l’idée d’un Laurent Gbagbo plus généreux qu’Alassane Ouattara. Nous avons dit plus haut que la politique n’était pas seulement une question de faits mais également, et peut-être surtout, de représentations. Ce que le peuple croit est plus important que ce qui est. Ensuite, dans la partie de poker menteur qui se joue entre ADO et le FPI, Gbagbo constituait pour le chef de l’Etat un atout maître. Se défaire d’une telle pièce équivaut, par exemple, pour un joueur d’échec à se passer, dans une partie, d’un de ses cavaliers. Qu’on ne nous dise pas que la « communauté internationale » a fait pression sur les autorités ivoiriennes. Si le CNT libyen qui n’a aucune légitimité peut résister à la CPI, nous le pouvons aussi. D’ailleurs, il était loisible au pouvoir d’opposer qu’en dehors d’une saisine de l’Assemblée, telle que stipulée par la loi portant statut d’ancien président de la République (article 2), il est impossible de juger Gbagbo. Cela aurait permis de gagner par là le temps précieux de la réflexion. Dire que le transfèrement est le salaire de l’arrogance n’est pas un propos politique. Enfin, c’est une erreur parce sans Gbagbo, la réconciliation a du plomb dans l’aile. Nous le constatons tous, et Konan Banny le premier. Ce qui fait que le pouvoir n’a plus de monnaie d’échange dans sa négociation avec le FPI. Et la réconciliation pour ces derniers, sans croute ni mie.
Nous croyons que dans cette affaire, nos autorités ont manqué de culture politique africaine. Quand on prend pour conseils des personnes dont la compétence est sujette à caution et qui trouvent que lire un mémo de 15 pages est un supplice intolérable, et donc leur demander d’éplucher des rapports ou des essais d’histoire ou d’anthropologie de 500 pages revient à les pousser au suicide, il est impossible de sortir des sentiers battus. La philosophie politique occidentale est une pensée de soumission de l’adversaire et d’accaparement de ses biens. Vae victis ! dit-on. Elle est incapable d’éteindre la belligérance. A preuve, c’est elle qui a causé la seconde guerre mondiale en ayant humilié et spolié le peuple allemand. On peut lire l’action d’Hitler comme une révolte contre cet assujettissement. A contrario, notre pensée politique penche pour le rehaussement du vaincu. Quand en 1800, Toussaint Louverture sort victorieux de la guerre civile de St. Domingue, opposant Noirs et Blancs, voici ce qu’il dit aux vaincus partis en exil : « Fils de Saint Domingue, rentrez dans vos foyers. Nous n’avons jamais songé à vous dépouiller de vos habitations et de vos propriétés. Le Noir demandait uniquement la liberté que Dieu lui a donnée. Vos maisons vous sont ouvertes ; vos terres sont prêtes à vous recevoir. Venez les cultiver. » De Madrid, de Paris, de Baltimore, de New Orléans et de La Havane, les exilés sont rentrés en masse. Près de deux siècles après, Nelson Mandela, sorti de Robben Island, aura la même attitude. S’appuyant sur l’Ubundu, il va offrir la concorde aux Blancs en garantissant leur liberté et leurs patrimoines. A bien écouter les discours du FPI, c’est cela qui est demandé.

Le mepris du monde du travail

C’est une erreur, grosse de conséquences, que le mépris –c’est le mot approprié– dans lequel le chef de l’Etat tient les travailleurs et leurs représentants. Si la Côte d’Ivoire s’est bien comportée après la guerre et que les principaux indicateurs sont revenus à la normale, c’est d’abord aux travailleuses et travailleurs ivoiriens qu’on le doit. Les médecins, de la guerre aux « soins gratuits », n’ont pas arrêté de trimer comme des forçats. Les enseignants ont sué sang et eau pour sauver l’année scolaire et organiser les différents examens à grand tirage. Ces deux corporations sont à l’image de l’ensemble des travailleurs de ce pays. En réponse à ce dévouement patriotique, le monde du travail ne reçoit du gouvernement que dédain, crachat et injures. ADO ne trouve pas, en une année entière, le temps de recevoir les représentants des travailleurs, alors que ceux du patronat (banquiers, Cge-CI) n’arrêtent pas de défiler dans les ors du palais du Plateau. Son gouvernement décapite les syndicats en nommant leurs responsables, faisant d’eux des cumulards. Ses ministres traitent les travailleurs de faussaires et de parasites. Pour le porte-parole de son gouvernement, la population active est composée de gens « pas sérieux ». Son ministre de l’emploi, lui, couvre de sa morgue les délégués des travailleurs et s’essaie à la zizanie en distinguant les uns des autres. Le syndicaliste que nous sommes a trouvé blessantes les déclarations du ministre Kafana Koné sur Onuci fm.
Si le Président a un mandat du peuple, les syndicalistes ont également un mandat des travailleurs, la partie du peuple qui soutient, par son activité, l’ensemble du peuple. C’est ce qui a donné aux syndicats le titre de Corps intermédiaires. Les ministres eux, par contre, n’ont de mandat de personne, ils ne représentent qu’eux-mêmes, ils n’ont de contrat moral avec quiconque. D’ailleurs, les Ivoiriens ont arrêté de compter le nombre de fois où ils ont violé la charte qu’eux-mêmes se sont donné.
Comment peut-on qualifier cette manière de jeter les agents de la Sotra ou de la RTI, si ce n’est la suffisance ? Même un domestique est congédié avec plus d’égard que ne l’a été Holland N’da et son équipe. Pourtant si nous avons bonne mémoire, quand ce syndicaliste arrivait à la tête de la Mugefci en 2007, cette mutuelle, en raison d’un passif de quatre milliards de fcfa, avait ses comptes et son patrimoine immobilier saisis par les avocats de ses créanciers. Avant la guerre, les comptes de la Mugefci présentaient un excédent de plus de deux milliards. Quel est ce pays où les travailleurs apprennent que l’âge de départ à la retraite a été repoussé dans les médias, par la voix d’un ministre goguenard ? Même en France, les syndicats ont été conviés à une négociation.
Le point d’orgue de ce parti pris de mépris des travailleurs et des travailleuses est l’absence du chef de l’Etat à ce 1er mai, son premier en tant que président élu. Pour un pays qui sort de guerre, pour un pays qui a un chômage massif, pour un pays dont la moitié de la population vit avec moins de cinq cents francs Cfa par jour, c’est un message inquiétant. Si cette atmosphère, qui démobilise notre force active, était appelée à perdurer, l’émergence promise finirait en fausse couche.

La préférence française

Nous entendons par cette expression le retour dans le pré carré. On a appelé cela la « relation décomplexée » et beaucoup d’Ivoiriens seront surpris que nous comptons ce rapport particulier à la France au nombre des erreurs du pouvoir actuel. Pourtant, c’est bien ainsi qu’il faut le voir. Car cette France avec laquelle on prétend entretenir une liaison quasi fusionnelle, est totalement méconnue.
Il faut être juste à ce niveau, cette méprise sur la réalité de la France n’est pas le fait du seul ADO. C’est toute la classe politique ivoirienne qui échoue, par formatage mental, à comprendre la nature réelle de ce pays. Pour avoir étudié pendant vingt ans la France et son peuple, notre conviction profonde est que peu d’acteurs du landernau politique ivoirien connaissent vraiment ce pays. Même l’ex-chef de l’Etat, qui s’est autoproclamé farouche adversaire de la France, a été incapable d’exercer pleinement sa sagacité d’historien à l’objet. Pour cela, il n’a guère pu mener sa pugnacité au-delà du stade des rodomontades. Il y a, dans l’imaginaire des « élites » ivoiriennes, une France fantasmée qui s’est substituée à la France réelle.
Les intentions de la France à notre égard ne sont pas bienveillantes, malgré ce qui est proclamé la main sur le cœur. « Des bêtes brutes, un fumier prometteur de cannes tendres et de coton soyeux », pour dire comme Aimé Césaire, telle est, de Napoléon III à Nicholas Sarkozy, la vision que les dirigeants français ont de nous, qu’ils soient de droite ou de gauche. Pour qui sait lire entre les lignes, cela ressort nettement de moult textes de ce pays. Il faut le dire de la façon la plus claire possible à la jeunesse ivoirienne. Au regard des intérêts de notre pays, la France est un Etat prédateur avec lequel notre relation est un jeu à somme nulle. Tout gain de l’une est une perte de l’autre. Aussi longtemps qu’une telle relation asymétrique existera, le développement de notre pays sera un mirage que le peuple poursuivra en vain.
La préférence française, pleinement réassumée depuis un an par l’exécutif, est dans ce cas une option qui nous condamne au sous-développement. Quel a été en cinquante ans de « coopération » le secteur industriel ayant connu un transfert de technologie entre la France et nous ? Le secteur bancaire ne nécessite pas d’investissements aussi importants que le secteur sidérurgique. Pourquoi n’y a-t-il pas, à l’image du Nigéria ou de l’Afrique du Sud, de grandes banques ivoiriennes ? Parce que le marché bancaire est trusté par deux banques françaises qui sont des mastodontes mondiaux et parce que notre politique monétaire se décide à Paris. Deux handicaps que n’ont ni le Nigéria ni l’Afrique du Sud. Quel sens donner au fait que près des ¾ des fonctionnaires ivoiriens ont leur compte domicilié à la Générale et à BNP ? On nous dira que c’est la libre concurrence. Oui, précisément. Celle qui fait boxer des poids plumes avec des poids lourds ! Dans un pays normal, l’Etat aurait incité ses fonctionnaires à aller dans ses propres banques. Personne ne se développe avec la banque ou la monnaie de son voisin.
Le choix de préséance pour la France, pays en voie de décadence, indique une politique d’impuissance. L’Occident est, dans ce nouveau XXIe siècle, en passe d’être « périphérisé ». Le centre du monde bascule à nouveau vers le sud, entre Brasilia, Pretoria et Pékin. Déjà, la Chine est le premier partenaire économique de l’Afrique. Devant les Etats-Unis et… loin devant la France. Mieux, contrairement aux Occidentaux, l’intérêt de la Chine n’est pas limité aux seules ressources naturelles. En septembre 2010, la Chine et le Ghana ont signé un accord de prêts et de dons de plus de 15 milliards de dollars, dont 10,4 sont destinés à développer les infrastructures de notre voisin. Dans ces conditions, lier notre sort par des « accords inégaux » à un pays en déclin est une faute politique. Qu’y a-t-il dans le nouvel accord déjà signé par le Président Ouattara, et que les députés devront ratifier sans lire ? Nous appelons les Ivoiriens à être particulièrement vigilants quand ce texte sera présenté au parlement.
Que l’on nous comprenne bien. Nous ne demandons pas de se défaire du joug occidental pour prendre un joug oriental. Ce que nous prônons, c’est la défense des intérêts de notre peuple, qui passe par un rapport normal et vigilant avec tous les autres Etats. L’amenuisement du poids de la France ne sera qu’une conséquence mécanique de ce qu’elle est inapte à nous aider dans notre essor.

Dr Abdoulaye SYLLA
Université de Cocody in L’elephant Déchaîné

Fri, 04 May 2012 15:00:00 +0200

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